J’ai fait l’amour avec le Vietnam !
Le romancier américain, prix Pulitzer, qui fut interprète militaire à Saigon, est depuis trente ans hanté par le pays où il a fait la guerre et qui a changé sa vie
Si je n’étais pas allé au Vietnam, je serais sans doute devenu un écrivain, mais un écrivain médiocre. Pas à cause de la guerre, qui n’a été pour moi qu’une toile de fond qui aiguisait mes sens. L’absence de ligne de front nette rendait permanent le sentiment de danger mortel. Mais ce qui a été décisif, c’est mon immersion dans la culture vietnamienne, l’étreinte sensuelle avec ce pays, les rencontres, toutes classes sociales confondues, l’apprentissage d’une langue permettant de renommer le monde et d’en renforcer la présence physique. L’écrivain et l’homme que je suis devenu sont enracinés dans cette expérience vietnamienne. Ma vie antérieure, mon adolescence, mes débuts professionnels avaient pourtant été intenses: j’avais été sidérurgiste, chauffeur de taxi, j’avais fait mille métiers, comme il sied à un écrivain américain... Mais le Vietnam a changé ma vie. J’ai fait l’amour avec le Vietnam!
Je suis devenu interprète militaire pour ne pas être directement envoyé au front. J’ai suivi des cours de vietnamien dans une école pour soldats américains. J’ai étudié à plein temps pendant un an, sept heures par jour, cinq jours par semaine, avec des enseignants dont le vietnamien était la langue maternelle. Du coup, je parlais vietnamien couramment. En 1971, j’ai été affecté à une base à 40 kilomètres au nord-est de Saigon pour travailler au renseignement militaire pendant cinq mois. J’ai noué des contacts avec les larbins qui nettoyaient les latrines, avec les prostituées, avec un Vietnamien très distingué qui nous donnait des informations tactiques, avec les notables locaux, les bûcherons, les paysans, les pêcheurs... Et connaissant leur langue, j’ai pu tisser des liens étroits avec tous ces gens, dans une grande polyphonie. Je me suis ardemment vietnamisé.
Ma toute première nuit à Saigon, il y a eu une attaque à la roquette. Mais mon premier vrai souvenir, c’est ma tournée nocturne en jeep pour délivrer des messages au centre d’opérations tactiques de la base aérienne. J’étais habillé en civil (maigre camouflage!), armé d’un calibre 38, et je savais que dans la nuit noire des yeux et des armes me guettaient. J’étais hyper-nerveux, mais aussi exalté par l’odeur des rizières, la lueur des lampes dans les villages, la vision fugitive des enfants portant des torches de paille.
Puis j’ai passé sept mois à Saigon, et le soir je me promenais dans les ruelles mal famées, en quête du cœur de la ville. Personne ne dormait jamais, et les gens m’invitaient chez eux. Je ne me rendais pas compte que c’était aussi dangereux que la jungle. Mais mon amour de la langue et de la culture vietnamiennes était tel qu’il a dû me sauver la vie mille fois sans que je m’en aperçoive. En 1995, je suis allé dans mon ancienne cantine préférée: c’est alors que j’ai appris qu’elle avait servi de QG au Vietcong! J’avais fait un bien piètre espion...
Je suis retourné au Vietnam la dernière fois en 2000 , après deux visites en 1994 et en 1995. Ce que les gens ne comprennent pas, c’est que c’est un pays de pragmatiques. En 1919, Hô Chi Minh avait loué un smoking et s’était rendu à Versailles pour y rencontrer le président Woodrow Wilson, qui avait publié son programme en quatorze points pour la démocratie. Il pensait que Wilson comprendrait son aspiration à l’indépendance de son pays. En 1945, dans la jungle laotienne et cambodgienne, tandis que les Japonais occupaient le Vietnam, Hô et les premiers vietminh ont été formés par deux agents américains de l’OSS, la future CIA. Et lorsqu’il a proclamé l’indépendance du Vietnam en 1946, il a emprunté l’essentiel de sa phraséologie à la Déclaration d’indépendance américaine, qu’il avait apprise auprès d’eux. Il la prenait très au sérieux, et escomptait le soutien des Etats-Unis à la cause de l’indépendance. Ce qui n’a pas été le cas!
Hantés par le spectre d’un communisme monolithique, nous n’avons jamais compris que si Hô était communiste, c’était uniquement par nécessité pragmatique, mais que foncièrement c’était un nationaliste. Nous pensions qu’après sa victoire la Chine prendrait le contrôle du Vietnam, et donc, en vertu de la théorie des dominos, de toute l’Asie du Sud-Est. C’était oublier que dans chaque ville vietnamienne on trouve une statue érigée en l’honneur d’un héros local qui a chassé les Chinois. Ironie de l’Histoire: en 1994, avant même la levée de l’embargo américain, le libéralisme économique régnait déjà à Saigon. Et un de mes amis traduisait mes nouvelles en vietnamien. Avec la fin de la vieille garde, la démocratisation est inévitable. Le Vietnam est moins doctrinaire que les Etats-Unis, et finira par s’intégrer à merveille à la communauté internationale.
Pour comprendre l’esprit vietnamien , il faut être capable de traverser une rue à Saigon: sur ces grandes avenues coloniales sans aucun feu rouge, il y a d’innombrables voies de circulation. Et ça marche! Mais pour traverser, il ne faut pas attendre que la circulation s’arrête, sous peine de mourir de vieillesse sur le trottoir. Ils ne connaissent pas l’usage du frein. A la moindre ouverture, le piéton doit s’aventurer sur la chaussée, garder les yeux fixés sur son objectif sans jamais s’arrêter ni ralentir. Les deux-roues font mine de vous foncer dessus, mais s’écartent toujours à la dernière seconde. C’est une leçon de pragmatisme, de patience, de courage, d’obstination. Si Kennedy avait envoyé McNamara à Saigon en 1961 et lui avait ordonné de traverser la rue plutôt que de rencontrer les dirigeants, jamais nous ne serions entrés en guerre: il aurait compris qu’elle était impossible à gagner, et que les Vietnamiens se rangeraient dans notre camp sitôt qu’ils auraient saisi les limites et les défauts du système communiste. Oui, cette guerre a été inutile.
Les nouveaux vétérans de la guerre d’Irak ne sont pas à ma connaissance en contact avec ceux du Vietnam, qui ont leur association spécifique. Ils ressentent bien sûr des affinités avec ceux d’Irak, mais les guerres sont différentes, les circonstances politiques aussi. Il existe le même fossé entre eux et les vétérans de la Seconde Guerre mondiale. Chaque guerre est unique, même si l’expérience du combat est comparable. Et l’attitude de la société envers les vétérans varie en fonction des guerres et détruit tout lien réel entre les anciens combattants de conflits différents. En outre, beaucoup de vétérans du Vietnam étaient des victimes de la conscription, alors que les combattants des deux guerres d’Irak étaient
tous volontaires. C’est là une différence majeure. Même si ces engagés veulent avant tout échapper au chômage, c’est un choix qu’ils font librement. Je les soupçonne d’avoir davantage de points communs avec les soldats qui ont rempilé au Vietnam.
La guerre du Vietnam a inspiré au moins quatre grands films. «Apocalypse Now» de Coppola est un chef-d’œuvre, mais il parle moins du Vietnam que d’une guerre archétypale, de la guerre comme rituel païen. «Voyage au bout de l’enfer» de Cimino n’est pas du tout un film sur le Vietnam, mais sur l’amitié et les liens masculins. «Full Metal Jacket» de Kubrick décrit la déshumanisation provoquée par la guerre. «Platoon» d’Oliver Stone, dont j’ai écrit une des premières versions du scénario, n’a pas la même dimension artistique que les autres, et relève davantage d’un documentaire sur la spécificité du combat de jungle. Mais ces quatre films ne nous montrent que des combats d’infanterie, ce qui ne reflète pas l’essence de cette guerre. 82% des militaires américains présents au Vietnam n’ont jamais été exposés au type de combat dépeint dans ces films, car c’était une guerre sans ligne de front. Ils n’en ont pas moins vécu la guerre, au même titre que les millions d’Américains restés au pays et exposés aux images du conflit. Leur aventure n’était pas uniquement militaire, mais relevait d’un choc de cultures: comment trace-t-on un cercle autour de soi? Quel rapport entretenir avec l’autre? Faut-il tenter d’instaurer un lien avec lui ou se contenter de l’instrumentaliser? Telles sont les questions qui se sont posées à tous les Américains, et qui ont remis en cause l’idéal du melting-pot. La guerre a mis en évidence l’existence d’un autre que nous tenions à exclure. C’est là une réalité de la guerre du Vietnam que ces quatre films ont éludée, et que je tente d’évoquer dans mes livres.
J’ai grandi dans l’Illinois, je vis aujourd’hui dans le sud de la Louisiane. C’est le même climat qu’au Vietnam, la même sensualité, la même conscience d’appartenir à un monde spirituel. Mais contrairement au dévoiement actuel de la religion, ces cultures ont su comprendre que le monde n’est accessible que par la métaphore, et que les grandes religions ne sont que des œuvres d’art narratives, de grands romans. La Louisiane et le Sud-Vietnam ont aussi en commun une même culture du conte. C’est en racontant des histoires qu’on comprend le monde. Telle est l’essence de mon travail.
En tant qu’écrivain, je ne veux pas guérir de mon obsession vietnamienne. C’est le Vietnam qui m’a appris l’amour de l’autre, et qui me permet aujourd’hui d’écrire sur Cicéron, Marie-Antoinette, Lacenaire ou Mishima, dont j’imagine les ultimes instants dans mon dernier livre, «Mots de tête». En 62 monologues de 240 mots chacun, j’essaie de transcrire les sursauts fatals de personnages connus ou inconnus à l’instant de leur mort. Ce livre est aussi un contrecoup du 11-Septembre, dont l’effet le plus profond est moins géopolitique que métaphysique. Ce que les Américains en retiennent, c’est cette image d’un avion ordinaire, pareil à ceux qu’ils empruntent quotidiennement, s’écrasant délibérément contre un immeuble. Cette image a su déjouer tous nos mécanismes de défense. Ce jour-là, nous avons tous été confrontés à notre propre mortalité. Notre mort est un
fait accompli. Quelle conscience nous reste-t-il une fois que nous savons notre destin scellé? Que nous reste-t-il de notre existence? La contrainte du livre consistait à faire tenir l’essentiel d’une vie en 240 mots. Ce fut très libérateur, et je n’ai jamais éprouvé autant de plaisir littéraire qu’en écrivant ces pages. Souvent, j’ai l’impression de simplement capter ou canaliser les voix de mes personnages, ce qui les rend comparables à des esprits. Cela reste un mystère, que je ne comprends pas et que je ne cherche pas à comprendre. Je me contente de m’installer chaque jour devant mon ordinateur, de m’ouvrir à ces voix et de les restituer de mon mieux.
Je fais depuis quelque temps une expérience de cyberlittérature en me filmant en train d’écrire, une caméra webcam dans mon dos, deux heures par jour. Jamais on n’avait pu être témoin en direct du processus d’écriture, voir un écrivain à l’ouvrage. Voilà pourquoi j’ai accepté. C’est une expérience bénéfique. Les apprentis peintres peuvent regarder leur maître travailler dans son atelier, les futurs danseurs assistent aux répétitions de leur mentor. Les écrivains n’ont pas cette chance. Ce site (
www.fsu.edu/butler) a attiré des milliers de visiteurs du monde entier, qui m’ont posé d’innombrables questions. Cette expérience a permis à la fois de démythifier l’acte d’écrire et de mettre en scène le caractère incontrôlable de l’inspiration. La solitude de l’écrivain est réelle, le public virtuel. J’ai une formation théâtrale. Quand j’enseigne dans les ateliers d’écriture, je m’inspire de l’approche qu’avait Stanislavski du jeu de l’acteur. C’est le moi intime de l’artiste qui doit façonner son travail et non l’inverse. J’ai donc l’habitude d’avoir un public et de me concentrer sur l’acte de création sous le regard des autres.
Les trois livres que j’emporterais sur l’île déserte. La Bible, dans sa traduction anglaise du XVIIe siècle. C’est le premier grand roman de l’histoire de l’humanité, et l’un des plus terrifiants. On m’a demandé récemment quel livre j’aimerais renommer, et j’ai répondu la Bible. Je l’intitulerais : « La Bible, roman ». J’emporterais aussi « His Lovely Wife », le dernier roman (encore inédit) de ma femme, Elizabeth Dewberry. Ce livre lui ressemble tellement ! Nous sommes tombés amoureux en nous lisant mutuellement. En emportant ce livre, c’est elle que j’emmènerais avec moi. Enfin, je choisirais sans doute « le Maître et Marguerite » de Mikhaïl Boulgakov. Un livre qui m’aiderait à transfigurer en un monde magique la dure réalité de cette île déserte. Vingt ans avant Gabriel Garcia Marquez, il avait inventé le réalisme magique !
Né en 1945 dans l’Illinois,
Robert Olen Butler, sergent dans l’Army Military Intelligence (1969-1972), fut interprète au Vietnam pour l’armée américaine. Prix Pulitzer 1993 pour « Un doux parfum d’exil », il a publié aussi « la Nuit close de Saigon » et « la Fille d’Hô Chi Minh-Ville ». Viennent de paraître « Mots de tête » et un recueil de nouvelles, « Tabloid Dreams ». Tous ses ouvrages sont publiés aux Editions Rivages.
Gilles Anquetil, François Armanet
Le Nouvel Observateur