Envoyé par
dokuan
(même si c'est un texte qui date) je préfère Elizabeth Badinter !
Source: Le Nouvel Observateur (Paris), 19 juin 2003
Une France plurielle... ou éclatée ?
Un débat entre Elisabeth Badinter* et Alain Touraine**
Qui menace la République ? « Que veux dire aujourd'hui cette insistance sur le mot de "République" ? Il s'agit en fait d'éliminer les différences. » (A. Touraine). « Chaque fois que l'on fait passer nos différences avant nos ressemblances, on met le doigt dans un processus d'affrontement. » (E. Badinter).
Croyez-vous à une montée du communautarisme en France?
Alain Touraine. Il faut savoir ce qu'on entend par le mot « communautarisme ». En Europe, ce terme concerne d'abord des pays comme la Grande-Bretagne : des chercheurs qui voulaient rencontrer des Pakistanais dans le cadre d'une recherche sur l'immigration ont dû d'abord obtenir l'autorisation des autorités pakistanaises de la ville. Il y a plus communautariste encore : en Belgique et aux Pays-Bas, les communautés, appelées « piliers », constituent presque des sous-pays. Ce n'est pas le cas en Allemagne, malgré le très grand nombre de Turcs. Et ce n'est bien entendu pas le cas en France. En réalité, le vrai débat, qui se déroule en termes ambigus, est le suivant : faut-il reconnaître aux gens qui vivent dans nos pays non seulement des droits civiques universels et des droits sociaux, mais également des droits culturels ? Jusqu'à quel point pouvons-nous accepter une diversité d'apports culturels ó pas seulement des héritages, mais aussi des projets ó sans qu'il y ait rupture avec la société politique ? En France, malheureusement, on a trop tendance à poser le problème sous forme de dilemme : communautarisme ou républicanisme. Je dis : ni l'un ni l'autre.
Elisabeth Badinter. Je préfère m'en tenir à la réponse du sens commun : oui, il y a une montée du communautarisme.
Tout le monde peut voir que, de plus en plus souvent, des gens appartenant à un groupe revendiquent des valeurs, des coutumes, des croyances, des múurs particulières, qui peuvent entrer en conflit avec les valeurs universelles de l'Etat-nation. Depuis quinze ans, j'ai personnellement vu monter un sentiment communautaire dans la minorité juive. Il en va de même chez les musulmans. La citoyenneté devient seconde.
En cas de conflit entre le particulier et l'universel ó prenons la kippa, le voile, etc. ó, le communautariste tranche en faveur des siens.
On est là dans le vécu individuel des personnesÖ
E. B. Oui, mais ce vécu commande un discours, des revendications. J'étais il y a vingt-cinq ans dans la commission politique du Crif : c'était après l'arrivée des juifs d'Afrique du Nord, et personne ne demandait de faire sauter les cours le samedi parce que c'était shabbat. En l'espace de vingt ans, on s'est mis à s'adresser aux politiques en tant que communauté. Aujourd'hui, on demande quelque chose « en plus », qui correspond « à notre culture », « à nos traditions ».
A. T. C'est vrai que dans cette question on pense surtout aux rapports entre juifs et Arabes. Notons d'abord que ce conflit en France date de la seconde Intifada. C'est donc une référence extérieure qui a été intériorisée. Deuxième thème ó qu'étudie mon ami Wieviorka ó : il y a aujourd'hui chez les beurs un ressentiment contre la société française ó « on nous méprise, on nous marginalise » ó et pour eux, les juifs, c'est la France. Attention donc à ne pas interpréter en termes de fermeture sur soi ce qui est l'expression de conflits sociaux.
E. B. C'est vrai, pour certains, la figure du juif c'est celle du Français qui a réussi. Mais depuis l'Intifada en effet, ce sont les communautés juives des banlieues, c'est-à-dire les plus démunies, qui sont attaquées, et pas comme françaises ! En retour, ces attaques suscitent chez les juifs un nouveau repli communautariste ó même si on ne peut évidemment pas assimiler toute la communauté juive à cette tendance.
S'agit-il d'affirmation identitaire ou de communautarisme ? Où est la frontière ?
E. B. Pour moi, l'identité, c'est ce qui me définit en priorité. La réaction identitaire, c'est de dire par exemple (pour sortir de la question juifs/Arabes) : « Je suis femme avant tout » ou « Je suis homosexuel avant tout », et de fonder sur cette particularité un comportement, une politique, des revendications. Si vous me demandez comment je me définis, je vous répondrai : je suis une citoyenne française.
A. T. Pour ma part, je trouverais incongru, excessif, voire dangereux de me définir centralement par ma nationalité. Chacun de nous a des identités très éclatées, de nature culturelle, politique ou économique, et chacun tente aussi de se construire une identité citoyenne. Mais parlons d'abord des femmes. Quand on parle de gender (le genre, le sexe, en anglais), ça désigne une création culturelle.
E. B. Est-ce que tout n'est pas création culturelle ? On ne naît pas juif. Je refuse absolument les critères du nazisme. Quiconque ne se sent pas juif ne l'est pas. Certes, quand on a une couleur différente, un aspect physique particulier, on ne choisit pas, on subit. Mais vous pouvez être d'origine maghrébine et décider que cela ne vous intéresse pas du tout.
A. T. Quand on dit : « Je considère ma féminité comme l'élément qui structure mes conduites », on est dans le politique, dans l'action responsable vis-à-vis de soi-même et de l'Histoire. C'est-à-dire au plus loin de l'identitaire. J'ajoute que le mot « citoyen » a voulu désigner ceux qui créaient une nation libre. Mais, aujourd'hui, on utilise le mot dans le sens contraire : « Je défends la citoyenneté dans son universalité pour éliminer, c'est-à-dire enfermer dans la sphère privée les droits culturels. » C'est cela qu'on appelle l'esprit républicain. En France, beaucoup de gens refusent d'accepter les différences.
E. B. Je suis en complet désaccord. Je trouve au contraire que, depuis vingt ans, la République n'a jamais été aussi ouverte.
J'en veux pour preuve la loi sur le pacs ou la formidable intégration de la deuxième génération des Maghrébins, qui s'est faite beaucoup plus vite qu'on ne le dit.
On commence à regarder les Français de façon multiraciale. Là où, de fait, on assiste à un raidissement, c'est devant la montée du fondamentalisme. Là-dessus, je suis encore plus en désaccord avec vous.
On a trop tendance à ta xer de racisme ceux qui luttent contre l'imperium des cultures, contre le discours qui prétend que « toutes les cultures se valent ». Il faut bien distinguer : une France multiraciale est maintenant acceptable ó même si elle n'est pas acceptée par tous ó ; ce qui n'est pas acceptable, c'est une France multiculturelle qui ignore l'histoire et la loi communes.
A. T. C'est vrai qu'il existe une France de l'ouverture culturelle, et d'abord parce que nos sociétés sont ouvertes à tous les vents et qu'il s'y produit d'innombrables contacts multiculturels. Mais que veut dire aujourd'hui cette insistance sur le mot de « république », alors que nous ne sommes pas menacés par la monarchie ? En fait, il s'agit d'éliminer les différences et les identités sociales et culturelles réelles pour placer au-dessus de tout l'appartenance à la nation. Au nom de la défense de la modernité, toute une partie de la population affirme l'identité de la modernité avec le modèle historique particulier que nous avons créé, nous.
E. B. Vous dites « nous », il y a donc bien « eux ».
A. T. « Eux », ce sont les autres grands modèles. L'Europe en a connu au moins trois : celui des Français, centré sur la nation ; celui des Anglais et des Néerlandais, centré sur la bourgeoisie et la séparation de l'économique et de l'Etat ; et le troisième, celui des Allemands, c'est l'Etat comme Volk. Les modèles de modernisation sont multiples. La modernité, elle, est unique. Qu'est-ce qui la définit ? Trois éléments : les principes universels de la rationalité ; la séparation de l'Eglise et de l'Etat ; enfin, le respect des droits individuels tels qu'ils ont été définis dans la « Déclaration des droits de l'homme ». Ce qui pose problème, c'est de distinguer ce qui est vital dans la modernité ó ces trois principes ó de la multiplicité des voies vers la modernisation. On entend par exemple : il faut éliminer les religionsÖ C'est vite dit ! Les Français ont cherché à le faire. Pas les Anglais, ni les Américains, ni les Allemands. La France a échappé, et c'est une très bonne chose, au communautarisme à l'anglaise ou à la libanaise, mais elle le paie inutilement d'une réticence à accepter les histoires et les cultures dans leur diversité. Cela mène tout droit à ce que je crains le plus et qu'on voit aujourd'hui à l'oeuvre dans la politique de Bush : une vision du monde définie en affrontement entre les Modernes et les Anciens, entre les bons et les mauvais
E. B. Illustrons d'abord ce qu'on entend par « universel ». La question s'est posée par exemple à l'égard des nouveaux migrants d'Afrique dans les années 1980 : faut-il, au nom du respect des différences culturelles, accepter l'excision des petites filles ?
A. T. Il n'en est pas question une seconde ! Ça n'a d'ailleurs jamais été un commandement de l'islam.
E. B. Alors il n'est pas plus question d'accepter le voile à l'école ?
A. T. Rien à voir !
E. B. Rien à voir ? Et la polygamie ? Jusqu'où doit-on respecter les cultures des arrivants ? Pour moi, la République n'est pas un mot creux, et l'universalisme non plus. Il faut un minimum de valeurs communes qui nous unissent. Chaque fois que l'on fait passer nos différences avant nos ressemblances, on met le doigt dans un processus d'affrontement. Contrairement à vous, ce n'est pas le droit à la différence que je revendique, c'est le droit à l'indifférence.
Bref, vous pensez que le multiculturalisme est la matrice du communautarisme, alors qu'Alain Touraine pense, à l'inverse, que c'est une certaine idéologie républicaine qui, cherchant à éradiquer la différence, produit en réaction le communautarisme.
E. B. La République ne veut absolument pas éradiquer les différences.
Elle les remet simplement à leur place, qui est la seconde. Je trouve légitime que dans un premier temps on aille vers les siens, qu'on s'entraide. C'est toujours le cas à la première génération. En revanche, je parlerais de communautarisme si la deuxième génération ne peut plus sortir de la communauté. Il faut que la société globale vous laisse entrer, mais aussi que la communauté d'origine vous laisse sortir. Tant qu'il y a ce double mouvement, tout va bien.
A. T. La France insiste, et c'est normal, sur l'intégration. Mais ce discours, qui exalte l'exemplarité française, évalue en fait les gens par leur distance par rapport au centre qui est le coeur de l'Histoire de France. Dire, comme Elisabeth Badinter : « J'insiste sur ce qui nous unit, nous citoyens français », c'est tout sauf universel.
E. B. Il n'y a pas de citoyenneté française, par exemple, sans cet élément universel qu'est la langue.
A. T. En quoi le français est-il plus ou moins universel que l'anglais ou le tchèque ?
E. B. C'est l'universel de notre culture. Nous sommes une nation, nous parlons le français. Je ne vois pas comment on peut être français autrement.
A. T. La langue et la culture sont un noyau que les Français, et les Anglais tout autant, considèrent comme très important. Nos deux peuples ont créé l'Etat national au XVe siècle, ça marque toute leur histoire. Mais quand même ! Vous n'auriez pas dit, en 1880, que la moitié des Français n'étaient pas français ; et pourtant la moitié ne parlaient pas le français. L'identité française, elle, les historiens nous l'ont appris, est réelle et constante depuis le XVe siècle ! Cela dit, il est tout à fait souhaitable que le plus de gens possible aient accès aux plus de moyens de communication possible, le principal étant la langue.
E. B. Moi j'en fais le coeur de notre entente avec les autres. Pour qu'il y ait solidarité, il faut bien qu'on ait ces références, ces valeurs, cette Histoire qu'on apprend dans le creuset de l'école. Je trouve bouleversant qu'on ait appris à réciter « nos ancêtres les Gaulois », même quand on était né en Guyane.
A. T. En quoi est-ce universaliste ? La France défend son histoire et sa langue, et elle a raison, mais elle n'est pas capable de comprendre et de favoriser la diversité des cultures. Prenons le cas concret des beurs. Il est indéniable qu'ils se sont intégrés comme tout le monde avant eux, linguistiquement, professionnellement. Et pourtant, la société les rejette, et de plus en plus. Je vais plus loin : l'instrument principal de cette « mise en bas », malheureusement, c'est l'école. Au nom de « ils ne parlent pas bien le français, ils retardent les petits camarades », on les met au fond de la classe.
Ce que vous dites est terrible : non seulement le creuset n'amalgame pas, mais il rejette ? Et l'invocation républicaine ne serait que le prétexte de la mise à l'écart ?
A. T. Pire : c'est sa formulation idéologique. Nous avons, comme les Américains, une forte tendance à dire : « Je suis l'universel, tu es le particulier. Le particulier est inférieur mais il peut essayer d'entrer dans l'universel. » Cela tient en partie à notre passé colonial.
E. B. Mes grands-parents sortaient du ghetto d'Europe centrale, et croyez-moi, ils étaient bien convaincus que la société de ghetto n'arrivait pas à la cheville de la société et des libertés françaises. Ce n'est pas seulement une affaire coloniale.
A. T. Pas seulement. Mais en France, comme dans tous les pays de tradition coloniale, il s'est créé une formidable hiérarchisation ethnique. N'oubliez pas qu'on avait créé le collège indigène
E. B. Je suis en total désaccord. Ecoutez les jeunes filles de l'association Ni putes ni soumises. Elles disent le contraire : « Libérez-nous de cette emprise familiale, religieuse, culturelle. Notre espoir, c'est de devenir des Françaises comme les autres. Et tenez bon sur les valeurs de la République. Pas de voile à l'école ! » L'école est pour elles ce qui leur a permis de s'en sortir, d'avoir un métier, d'être libres.
L'idéologie républicaine est un lieu d'ouverture où le sacrifice de certaines caractéristiques personnelles est une des conditions de la libération.
Dans l'histoire du mouvement gay, par exemple, on est passé en vingt ans du placard à la revendication différencialiste : dans cette phase, on affirme la spécificité gay. Je considère que le mouvement gay aura achevé sa mutation quand on cessera de parler de « littérature gay ».
Je suis cohérente avec ma pensée féministe et beauvoirienne : il faut faire éclater la prison des déterminismes biologiques, culturels et sociaux.
Je suis profondément convaincue que rien n'est plus difficile que la reconnaissance de l'égalité dans la différence. Cela me semble être une utopie dangereuse.
Peut-être y a-t-il en nous, comme le dit Françoise Héritier, un réflexe mental archaïque qui établit une hiérarchie dès qu'on pose la différence en priorité. Je suis donc très hostile à tout ce qui peut souligner le particularisme.
A. T. Pour moi, je le dis avec la même force, lier différence et égalité, c'est la définition même de la démocratie. Toute notre évolution tend à considérer comme égaux des gens différents après tout, c'est l'essence même des mouvements de femmes. Un mot sur le voile. Il y a dix ans, nous avons fait des études en France, en Turquie et au Liban. La très grande majorité de ces filles étaient modernistes, et voulaient entrer dans la vie moderne, sans renoncer à une certaine identité.
Aujourd'hui, on assiste sur cette question au développement d'un communautarisme au sens négatif c'est-à-dire d'une sortie de la collectivité nationale. Aucun d'entre nous n'a le moindre intérêt à encourager des conduites de refus, pas plus chez les musulmans que chez d'autres ; que fera-t-on si on se trouve bientôt avec des écoles coraniques en grand nombre ? Cette dégradation est due, partiellement, à l'incapacité de la société française à « coopter » les immigrés.
La montée du communautarisme est-elle une menace pour le modèle républicain ?
A. T. Certainement. Ce qui se passe en France aujourd'hui est le reflet de ce qui se passe dans le monde. La France et l'Europe ne peuvent pas se dispenser de penser les rapports entre les différentes parties du monde, et de gérer les différences de niveau et d'orientation culturelle. A défaut, on s'expose à être gangrené par un communautarisme au pire sens du mot. La politique américaine actuelle accroît le danger.
E. B. Moi, j'ai confiance dans le modèle républicain, pourvu que nous prenions des décisions courageuses. Par exemple, en ce qui concerne le foulard, à la fois étendard politique et signe communautaire. En dernier ressort, aurons-nous le courage politique de faire voter une loi ? De dire : non, pas dans les écoles républicaines ?
Propos recueillis par
Claude WEILL et Ursula GAUTHIER
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* Philosophe, maître de conférences à Polytechnique, a notamment publié XY. De l'identité masculine (1992) et tout récemment Fausse Route (Odile Jacob, 2003).
** Sociologue, directeur d'études à l'Ehess, est entre autres l'auteur de Pourrons-nous vivre ensemble ? (1997). Dernier livre : Barbarie et Progrès, avec Edmond Blattchen (de Brouwer, 2002).