L'asymétrie de la relation sino-vietnamienne au coeur de la stratégie globale des Vietnamiens .
Pierre Journoud,chargé d'études à l'Irsem (Institut de Recherche Stratégique de l'Ecole Militaire)
Au Nord, une grande puissance redevenue mondiale de plus d’1,3 milliards d’habitants sur un territoire d’un million de km², riche d’une civilisation cinq fois millénaire qui a irrigué toute l’Asie orientale. Au Sud, une petite puissance régionale de 84 millions d’habitants encore classée, malgré le dynamisme économique dont elle fait preuve depuis une vingtaine d’années, parmi les « pays à revenu moyen ». Entre les deux, une frontière terrestre de 1 400 km, dont le travail de délimitation et de bornage s’est achevé en décembre 2008, conformément au traité sur la frontière terrestre sino-vietnamienne signé en 1999. Et surtout, plus de deux mille ans d’une histoire parfois harmonieuse, plus souvent conflictuelle mais, tout au moins vue de Hanoi, jamais indifférente. La prégnance de ces réalités géographiques et historiques, et des représentations inégales qu’elles ont suscitées dans les mentalités collectives, méritent d’être rappelées pour appréhender la singularité de la relation sino-vietnamienne et l’intérêt de son étude dans le domaine stratégique. Car, dans le « pays des Viêts du Sud » qui s’est construit dès ses origines au contact intime de la civilisation chinoise, lui empruntant nombre de ses traits tout en forgeant progressivement sa propre personnalité, l’affirmation croissante de la puissance chinoise dans son environnement régional est redevenue une préoccupation stratégique majeure et, pour tout dire, une réelle source d’inquiétude à l’heure de la commémoration officielle de 60 ans de relations diplomatiques entre Pékin et Hanoi.
Comment pourrait-il en être autrement ? Pendant des siècles, les Vietnamiens ont vécu sous la menace permanente d’une invasion chinoise et même, pendant plus d’un millénaire, sous leur joug direct. À différentes périodes de leur histoire, ils ont aussi appelé les Chinois en renforts pour combattre d’autres Vietnamiens, dans le cadre de guerres dynastiques et civiles. Mais, sur les quatorze grands mouvements de résistance qu’ils estiment avoir conduit avec succès contre les invasions étrangères au cours de leur histoire, une dizaine l’ont été contre les troupes impériales chinoises, pourtant bien supérieures en nombre1.
Et c’est en grande partie contre le puissant et inquiétant voisin du Nord que les Vietnamiens ont forgé un art éprouvé de la guérilla – perçu par l’ethnologue Georges Condominas comme un « trait culturel majeur et pérenne de l’espace social vietnamien » – et développé, des siècles avant Mao et sa guerre révolutionnaire, une stratégie du faible au fort fondée sur une intense mobilisation populaire et la recherche d’une étroite coordination entre le politico-idéologique, le militaire et le diplomatique. La culture stratégique vietnamienne s’est développée, au fil des siècles, autour de cette asymétrie consubstantielle à la relation sino-vietnamienne2.
Bons connaisseurs des penseurs militaires chinois, tel l’incontournable Sun Zi [voir notre entretien avec Valérie Niquet], les grands stratèges vietnamiens surent aussi s’en distancier, par exemple en assumant pleinement leur infériorité numérique.
Certains d’entre eux sont encore vénérés comme héros nationaux aujourd’hui : Tran Hung Dao, vainqueur des redoutables Mongols au XIIIe siècle à qui l’on doit cette définition suggestive de l’art militaire vietnamien – « prendre le faible pour combattre le fort » – que son auteur liait étroitement à l’impératif d’une bonne gouvernance dans le cadre d’une stratégie voulue globale ; Nguyen Trai au XVe siècle, autre théoricien de l’insurrection armée qui sut lui aussi gagner les cœurs et les esprits des Vietnamiens pour repousser les troupes chinoises3. À chacune de ces victoires, l’empereur vietnamien, qui ne jouissait de ce titre que vis-à-vis de ses sujets parce qu’il continuait à se faire appeler prince ou roi à l’extérieur, s’empressait d’envoyer une ambassade chargée de présents pour atténuer le courroux et l’humiliation de l’empereur de Chine. Et chaque année, dans une habile mais contraignante gestion diplomatique de l’asymétrie, le vassal versait un tribut au suzerain nominal…
C’est la France qui, en se lançant dans la conquête coloniale de l’Indochine à la fin du XIXe siècle, mit un terme à ce rituel. Elle contraignit la Chine à renoncer à la suzeraineté sur le Vietnam, en 1885, à signer des traités de délimitation de la frontière sino-tonkinoise (sur lesquels Hanoi et Pékin allaient se fonder, plus d’un siècle après, pour régler leurs différents frontaliers terrestres) et à procéder à son bornage4. Devenues l’apanage de la puissance coloniale, les relations diplomatiques officielles furent gelées jusqu’à la seconde guerre mondiale. Mais la frontière sino-vietnamienne resta extrêmement poreuse.
C’est à Canton que le jeune révolutionnaire Ho Chi Minh – qui se faisait alors appeler Ly Thu parce que Ly avait l’avantage d’être à la fois un patronyme chinois et celui de héros vietnamiens vainqueurs des troupes chinoises, comme le général Ly Thuong Kiet au XIe siècle… – fonda en 1924 sa première organisation révolutionnaire vietnamienne, le Thanh Hien, avec l’aide du PCC. Ayant échappé de peu aux sanglantes purges staliniennes, il fut à nouveau envoyé par le Komintern en Chine pour y mettre en œuvre la stratégie des fronts unis antifascistes, entre 1938 et 1944. Devenu commandant-commissaire politique de la 8e Armée de route, Ho Chi Minh qui parlait parfaitement le chinois se mit à l’école chinoise et fonda le Vietminh, en 1941, retrouvant brièvement son pays après trente années d’exil5.
Bien que parfaitement acculturé à la Chine, il entendait ainsi renouer avec une stratégie nationale tout en tenant compte de sa nécessaire articulation au marxisme-léninisme. Parmi ses fidèles lieutenants, Truong Chinh, dont le nom d’emprunt – Longue Marche – trahissait à lui seul l’inspiration, ( le plus Maoiste des 3 ?)fut nommé premier secrétaire du parti communiste vietnamien et Vo Nguyen Giap créa en 1944 les premières brigades d’armée, noyau dur de ce qui allait devenir bientôt l’Armée populaire du Vietnam (APV).
Soucieux d’éviter les erreurs du PCC face au Guomintang, Ho Chi Minh et ses compagnons posèrent les bases d’un état indépendant, la République démocratique du Vietnam (RDV), officiellement déclaré tel le 2 septembre 1945 à Hanoi6. Pendant les premières années de la guerre d’Indochine, qui furent aussi celles de la montée en puissance de Mao et de l’Armée rouge dans la guerre civile chinoise, l’APV se battit seule contre un Corps expéditionnaire français sans cesse renforcé en hommes et en matériels. Mais la victoire de Mao, en 1949, conduisit la RDV à privilégier un rapprochement avec la République populaire de Chine (RPC) également favorisé par Staline dans le cadre d’une division régionale des tâches, au détriment de ses relations avec Bangkok.
La reconnaissance diplomatique de la RDV par Pékin, en janvier 1950, scella la nouvelle alliance sino-vietnamienne7. On aurait pu dès lors penser que la double proximité géographique et politico-idéologique augurerait d’une ère harmonieuse dans les relations sino-vietnamiennes. Certes, la nouvelle alliance permit le développement d’une collaboration intense et fructueuse dans de nombreux domaines. Mais derrière l’apparente harmonie, les divergences stratégiques et les tensions politico-diplomatiques furent nombreuses, et même proportionnellement croissantes à l’aggravation du schisme sino-soviétique.
Entre les victoires décisives de Cao Bang, en 1950, et de Dien Bien Phu en 1954, la Chine joua sans aucun doute un rôle important auprès de la RDV. Elle fournit une aide militaire, matérielle, économique et médicale croissante, contribua au développement et à la modernisation de l’APV, et pesa dans le processus de décision du parti communiste vietnamien grâce, en particulier, à la présence de plusieurs dizaines de conseillers chinois placés jusqu’au au sommet du pouvoir. De sorte que les Chinois revendiquent encore aujourd’hui une part de la victoire vietnamienne contre les Français8… Jalouse de son indépendance fraîchement recouvrée, la RDV s’opposa toutefois à la participation directe des Chinois au conflit.
En outre, longtemps repoussée par Ho Chi Minh qui voulait sauvegarder à tout prix l’unité nationale, la mise en œuvre de la réforme agraire sous l’égide de conseillers chinois se solda par de nombreuses exécutions sommaires qui valurent au général Giap de présenter les excuses officielles de son parti, en 1956, pour ces « graves erreurs », et au premier secrétaire du parti Truong Chinh de démissionner. (Truong Chinh par ses fortes affinités Maoistes serait -il le principal responsable des exécutions lors de la réforme agraire?)
Toujours facile à exacerber, le sentiment antichinois en fut revigoré. Et pourtant, dix ans après la grande victoire vietnamienne de Dien Bien Phu et la cruelle division du pays autour du 17e parallèle, que Pékin pressa Hanoi d’accepter parce qu’elle répondait à sa volonté de limiter les ambitions indochinoises des Vietnamiens et créait une zone tampon entre la Chine communiste et l’Asie du Sud-Est capitaliste, l’influence chinoise était encore prédominante à Hanoi.
En 1965, toutefois, l’escalade de la guerre décidée par le Président Johnson, le débarquement des troupes américaines au Sud-Vietnam et le début d’une campagne de bombardements prolongée au Nord, poussent la RDV à rechercher également le soutien du puissant allié soviétique sans perdre le bénéfice de l’aide chinoise9. Commence alors pour Hanoi le difficile apprentissage de la diplomatie d’équilibre entre deux alliés en guerre froide. Or, dans les coulisses, l’équilibre se révèle plus fragile qu’il n’y paraît. Entre la reprise de la lutte armée au Sud-Vietnam (que Pékin déconseilla mais pas au point de s’y opposer), en 1959, pour précipiter la réunification du Vietnam sous l’égide de Hanoi, et la campagne victorieuse du printemps 1975 au Sud-Vietnam, en passant par l’offensive du Têt en 1968, les choix stratégiques du parti communiste vietnamien sont durement critiqués.
Journoud nous pointe le double jeu de la Chine.
Tout comme ses décisions diplomatiques. Le silence de Pékin après l’acceptation par Hanoi d’ouvrir des négociations officielles avec les États-Unis à Paris, en mai 1968, cache mal le mécontentement des dirigeants chinois au vu de ce qui leur apparaît comme un renoncement du Vietnam dicté par Moscou. A contrario, le spectaculaire rapprochement sino-américain du début des années 1970 conduit Pékin à tenter de modérer les exigences vietnamiennes dans les négociations, conformément à la « diplomatie triangulaire » de Nixon et Kissinger mais sans grand succès au bout du compte. Parallèlement, la RPC soigne ses relations avec le Front national de libération du Sud-Vietnam (FNL), qu’elle espère voir s’autonomiser vis-à-vis de Hanoi et favoriser la survie d’un Sud-Vietnam neutre moins menaçant pour elle10. Elle laisse même écraser Hanoi sous les bombes, sans réagir, en décembre 1972, avant de lancer en 1974 une attaque navale sur les îles Paracels, dont la possession était également revendiquée par les Vietnamiens, et l’est toujours.
Mais la RDV triomphe en avril 1975, dans les conditions que l’on sait, et procède à une réunification rapide du Vietnam, officialisée un an plus tard. Principale puissance militaire d’Asie du Sud-Est auréolée du prestige d’une victoire sur les Américains et leurs alliés, sa sécurité n’est pas assurée pour autant. Soutenu par Pékin, qui cesse en 1978 son aide économique au Vietnam, le régime radical, hyper-nationaliste et génocidaire des Khmers Rouges au Cambodge multiplie les provocations à l’égard des Vietnamiens. Craignant d’avoir à mener une guerre sur deux fronts, Hanoi signe un traité d’amitié et de coopération avec Moscou, en novembre 1978, et déclenche une offensive contre le « Kampuchéa démocratique » en janvier 1979. La chute rapide des Khmers Rouges précipite la crise sino-vietnamienne. Inquiète comme d’autres pays de la région du rapprochement entre Hanoi et Moscou, des progrès de l’influence soviétique en Afghanistan, et des prétentions indochinoises des Vietnamiens, la Chine décide d’infliger une « leçon » au « petit hégémonisme » vietnamien, dans la pure tradition des expéditions punitives des anciens empereurs. La guerre-éclair de trois semaines qui débute le 17 février 1979 s’avère extrêmement brutale et sanglante – 60 000 morts des deux côtés, selon les estimations. Elle met aussi en évidence l’inadaptation de la stratégie chinoise et les déficiences de l’APL face à une armée vietnamienne particulièrement solide et réactive. Après avoir conforté son influence au Laos, le Vietnam occupe désormais le Cambodge. L’Indochine est passée entièrement sous l’influence de Hanoi, au prix toutefois d’une dépendance accrue et désormais exclusive à l’égard de Moscou. La rupture paraît consommée avec la Chine11.
Les dirigeants vietnamiens savent, cependant, qu’ils sont condamnés à s’entendre avec leur voisin d’autant plus vite que celui-ci, sous l’influence désormais prédominante de Deng Xiaoping, connaît une modernisation rapide, notamment dans le domaine militaire. Les contacts sont bientôt rétablis aux échelons subalternes. Il faudra, en revanche, plus d’une décennie pour que les deux anciens alliés renouent au sommet. Les relations diplomatiques sont officiellement rétablies en novembre 1991 et les visites officielles et bilatérales de haut niveau s’intensifient, comme les échanges commerciaux12. Entre temps, bien sûr, le mur de Berlin est tombé, les Vietnamiens ont évacué le Cambodge et perdu leur principal soutien, l’URSS. S’inspirant à nouveau de l’exemple chinois, ils se sont à leur tour lancé, en 1986, dans un processus d’ouverture marqué par d’importantes réformes économiques et financières. Mais, en dépit de ces changements majeurs et de la recomposition des équilibres régionaux entraînée par la fin de la guerre froide et la montée en puissance de la Chine, les données fondamentales de la relation sino-vietnamienne demeurent. Il s’agit, pour la Chine, d’affirmer sa prépondérance dans la région en évitant de susciter contre elle des alliances ou combinaisons d’alliances ; pour le Vietnam de diminuer sa vulnérabilité structurelle face à la Chine et au risque qu’il perçoit d’une dilution de son indépendance dans l’aire d’influence de Pékin.
L'ouverture du Vietnam
Fidèles à leur attachement à une stratégie globale, les Vietnamiens avancent à leur rythme sur tous les fronts. Usant des moyens diplomatiques, ils multiplient les accords avec la Chine tant que celle-ci n’est pas encore en mesure d’imposer sa volonté par la force, si telle est bien son intention ; intensifient la coopération bilatérale avec les autres acteurs majeurs de la région (les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde) ; investissent comme la Chine les instances multilatérales pour faire avancer leurs intérêts ; et jouent un rôle croissant au sein de l’unique organisation régionale, l’Asean, dont ils viennent d’assumer activement la présidence. Dans cette relation plus que jamais asymétrique, la recherche de contrepoids diplomatiques à la Chine s’impose au Vietnam. L’inquiétude subsiste néanmoins – les incidents récurrents en mer de Chine méridionale ou mer Orientale suffisent à le rappeler – et justifie, aux yeux des dirigeants vietnamiens, des efforts redoublés dans deux domaines complémentaires : le renforcement du lien civilo-militaire, qui passe notamment par la formation cadres du civil aux concepts stratégiques de l’Armée et à leur sensibilisation à la menace d’une nouvelle offensive terrestre de la Chine – sans que celle-ci soit nommée – en territoire vietnamien ; et la modernisation de l’Armée populaire, en particulier de la marine, comme en témoigne la récente signature d’un contrat d’achat à la Russie de six sous-marins classiques. Après avoir été contraint à des réductions drastiques de ses dépenses militaires et des effectifs de son armée, le Vietnam, dragon en puissance, revient dans une course aux armements déjà alimentée par la plupart des puissances de la région, quelle que soit leur taille. Inquiètes de la volonté chinoise d’affirmer sa domination régionale, notamment en mer orientale, elles sont en même temps soucieuses de préserver de bonnes relations avec Pékin pour protéger leurs intérêts économiques et financiers, et fascinées par son ascension internationale. Le Vietnam, plus que tous les autres, sait ce qu’il peut attendre – mais aussi redouter – d’une telle évolution.
Plus la Chine sera puissante, plus elle sera indifférente au Vietnam et plus le Vietnam se méfiera de son incontournable voisin, ce qui ne l’empêchera nullement de s’inspirer de ses succès, de tirer les leçons de ses échecs, tout en revendiquant à juste titre sa vietnamité. Le passé, ici, peut sans doute tenir lieu de futur.