"retours" au Vietnam
aujourd'hui je trouve dans la boite une longue lettre de quatre pages, d'une écriture appliquée au stylo noir, comme du temps où on écrivait de vraies lettres pliées en quatre dans une enveloppe de papier blanc avec un timbre collé à droite. Je ne connais pas cet homme qui m'écrit, il a quatre-vingt sept ans, et j'ai croisé sa fille, peintre et eurasienne dans une galerie. Elle lui a offert mon livre, puis m'a téléphoné, il y a une semaine ou deux pour me demander mon adresse, car il lui a dit vouloir m'écrire, me raconter son histoire. Ce qu'il s'est décidé à faire. Il est né en 1919, d'un engagé volontaire annamite et d'une jeune femme aux yeux clairs rencontrée en Bourgogne.Le jeune militaire asiatique eut juste le temps de reconnaître l'enfant avant d'être rapatrié en Indochine. Il promit de donner des nouvelles, ne le fit pas. C'est grâce à l'intervention d'une institutrice qui saisit le Gouverneur de l'Indochine, que l'enfant retrouva la trace de son père. Une correspondance régulière s'engagea alors entre l'enfant métis et le père annamite, puis cessa brusquement en juin 40. Ici et là-bas, ce fut la guerre: là bas, elle dura trente ans.Ce ne fut qu'au bout de ces trois décennies qu'il apprit que son père était mort effectivement, en juin 40. Il est allé au Vietnam en 94, foulant le sol de cette terre sienne, celle de ses ancêtres comme il dit. A la fois familière et étrangère. C'est la sensation très intense ressentie par tout ceux qui y retournent après tant d'histoires et tant d'Histoire. Y retournent je dis bien, cela m'échappe toujours comme un lapsus qui n'en est pas un : la plupart des eurasiens que j'ai interrogés , comme moi même, étaient nés en France.Y retourner, peut être que ça veut dire racommoder , réparer, ravauder l'identité, combler les vides, les trous, les failles.Les failles d'un homme de 87 ans qui en parlait si peu, et qui termine ainsi son histoire:"j'espère ne pas vous avoir ennuyé en vous décrivant le regard porté par un sang mêlé, mangeur de frites et de nems, sur le problème combien complexe du choc des races, des cultures et des idéologies. Merci encore d'avoir secoué la torpeur de mes 87 ans".
S'il n'avait servi qu'à cela, ce livre, ça ne serait pas si mal. Tant pis pour la difficulté d'accès au médias, pour les critiques qui ont trop à lire pour ouvrir celui-là, pour les libraires trop frileux pour le commander, et merci aux lecteurs qui le font circuler, afin qu'il bouscule ou qu'il émeuve des gens proches de cette histoire de sangs-mêlés et d'autres moins directement concernés pour qui elle résonne cependant très fort.
Ce viel homme n'est pas le seul: un autre, il ya quinze jours, m'a appelé après avoir lu mon livre, que ses enfants lui avaient offert. Je l'ai rencontré chez lui, et après m'avoir raconté l'histoire de son père, -assez semblable à ce qui précède, celle d'un enfant métis élevé en France, sans lien avec le Vietnam-, il m'a tendu l'album de photos de son premier "retour" au pays, en 97, me disant "quand j'étais là-bas, je me suis senti chez moi". Il a commencé cette phrase comme n'importe qu'l énoncé banal, avec un sourire, mais il n'a jamais pu finir la fin de la phrase. En disant je me suis senti chez moi, il s'est mis à pleurer.
Lui non plus n'avait jamais parlé du poids du métissage, du poids de la colonisation pesant sur sa vie.