Y a pas de quoi et çà tombe bien ; ai-je eu une prémonition en vous parlant de mon vieux copain Aristote , ou simple coïncidence?... mais certains l'auraient vu ces jours-ci à Wall Street... et çà donne çà
Carte Blanche
Aristote à Wall Street,
par Roger-Pol Droit
LE MONDE | 16.10.08 | 14h17 •
e voilà revenu d'entre les morts. Juste le temps d'un diagnostic. Celui qu'on a surnommé
"le maître de ceux qui savent" se retrouve effectivement, pour la journée, à New York. On l'a conduit directement à Wall Street. Objectif : savoir ce qu'il pense de la crise financière mondiale. Personne ne sait par quelle magie le vieil homme se trouve là soudainement. Un peu voûté, la barbe claire, vêtu d'une curieuse tunique, l'oeil très vif, surtout pour un mort si antique, il semble comprendre parfaitement l'anglais. Décidément, il y a bien des choses étranges dans cette brusque apparition d'un grand philosophe au coeur de la tourmente boursière. Plus personne n'y comprend rien, on ne sait plus vers qui se tourner, on en appelle donc à l'un des pères fondateurs de la pensée.
A ceux qui l'entourent et le questionnent, avides de conseils, Aristote tient absolument à rappeler sa distinction d'autrefois entre "économie" et "chrématistique".
Forgée à partir des termes grecs
oïkos ("maison") et
nomos ("loi"),
"l'éco-nomie" désigne d'abord la gestion des affaires de la maison - qu'il s'agisse du budget familial, de la régulation d'un petit domaine agricole, ou encore d'une échoppe d'artisan. Elle trouve donc ses limites dans la taille de la maisonnée, dans l'objectif même d'une prospérité tranquille et durable.
A l'opposé,
la chrématistique, elle, est sans limites.
Le terme désigne la chasse à la richesse, la poursuite de la fortune pour la fortune. Par définition, on n'en a jamais assez, il en faut toujours plus.
Un trader anxieux lui ayant demandé en quoi cette distinction, valable dans le monde antique, pouvait bien nous apprendre encore quelque chose, Aristote réplique qu'il lui semble bien que la gestion de la maison n'est pas sans rapport avec ce que nous appelons "économie réelle", à condition d'admettre que la maison en question possède à présent les mêmes dimensions que le monde. Quant à la chrématistique, on la retrouve, selon lui, infiniment étendue, démesurément développée, dans cette "économie financière" dont la spirale a engendré la tempête actuelle.
Le vieux maître enchaîne aussitôt sur l'opposition, pertinente et bien connue, entre "démesure" et "prudence". Il précise que "démesure" ne traduit qu'approximativement le terme grec hubris, qui demeure sans équivalent exact dans les vocabulaires modernes.
L'hubris, c'est le franchissement des bornes, l'entrée dans l'illimité, le dépassement des normes. Parmi ses causes :
orgueil, arrogance, emportement de la colère, aveuglement de la violence, paroxysme du désir. Cette démesure se termine toujours mal : sur l'échec et la chute. Parmi les exemples, Aristote rappelle les Titans, Icare, Achille. Il cite Hérodote ("Le ciel rabaisse toujours ce qui passe la mesure") et mentionne aussitôt que cela vaut également pour les golden boys et les traders, ce qui fait sourire.
Inverse de l'hubris, et pas plus traduisible,
la sophrôsunè n'est pas simplement ce que nous appelons couramment la prudence. C'est plutôt l'action raisonnable, guidée par le juste calcul des chances et des risques, par la pesée du pour et du contre, par la délibération intelligente et le sens de la mesure. Quelqu'un demanda alors au philosophe s'il pensait vraiment que rien n'avait changé. Peut-il suffire d'opposer mesure et démesure, sens des limites et désir illimité ? N'est-ce pas bien simple, trop simple ? Il se tut.
Car ce que nous avons inventé n'est pas pensable pour lui. Rien, dans le cadre de pensée antique, ne permet d'avoir prise sur cette situation très étrange, totalement inédite, où nous nous trouvons, ce temps où nous avons fini par introduire la démesure dans la mesure, la déraison dans la raison. Qu'on observe, simplement, les salles de marché sont saturées d'ordinateurs, de logiciels de calcul, de machines à défier l'imprévisible. Qu'on constate comment les produits financiers sont fabriqués sur des algorithmes en principe gagnants.
Conclusion évidente : une rationalité omniprésente s'impose en maître de toute décision, prétend chasser l'erreur, parer à toute éventualité, soumettre à son contrôle les mouvements du hasard comme les choix des acteurs. Les banques ne lâchent pas la bride aux passions, au dérèglement. Elles se veulent les hauts lieux de l'exactitude, du calcul, de la sophistication rationnelle. Mais c'est justement cette hyper-rationalité qui se révèle déraisonnable. Cette soumission générale à la mesure apparaît démesurée.
Voilà ce qui, dans le monde d'Aristote, n'était pas envisageable. L'idée que la raison puisse s'étendre sans fin, s'appliquer sans frein, devenir à son tour la pire des aberrations, aucun Grec n'aurait osé seulement l'imaginer. Or c'est bien cette monstruosité que nous avons sous les yeux, et que cette crise mondiale ne fait que rendre plus visible. La décision rationnelle, à force d'être hypertrophiée, génère du chaos. Le renforcement des pilotages automatiques fait qu'il n'y a plus de pilote nulle part. C'est ainsi que la délibération, le savoir, la mesure, tous les vieux repères, se trouvent transformés en pièges. Cultivés sans limites, ils se retournent contre ceux qui croyaient s'en protéger.
Alors que les places financières commencent à peine à fonctionner de nouveau, on peut entrevoir combien la crise est profonde et sera durable. Elle concerne aussi, et directement, nos usages de la rationalité.
Aristote, effaré, a disparu dans un taxi, direction Hadès.
Il nous reste beaucoup à inventer, sinon nous risquons d'en faire autant.
Roger-Pol Droit
Article paru dans l'édition du 17.10.08