Conduire au Vietnam
Pour l'étranger, la circulation au Vietnam reste un sujet d'étonnement incommensurable. Normand Rodrigue vous explique ses principales règles.
Des visiteurs amis me disent parfois, un brin admiratifs. "Comment fais-tu N…? Jamais je ne pourrais conduire dans une telle anarchie". Pour l'étranger, la circulation au Vietnam reste un sujet d'étonnement incommensurable. "Simple, leur dis-je, je fais comme tout le monde, je conduis à la vietnamienne". "Oui mais encore …!", font-ils.
"D'abord ce qui vous apparaît une anarchie, n'est pas anarchique du tout. C'est que la conduite au Vietnam a son style, ses règles, son code, un code implicite certes mais un code tout aussi valable que s'il était écrit, croyez-moi". Ce qui n'est pas évident tout de suite au début.
Je me souviens de la première fois, ce que j'ai pu suer. C'était en août, la température était atroce, 38°C à l'ombre, 90% d'humidité. Il était 15h00 de l'après-midi et j'allais prendre possession d'une rutilante Minsk, rue Tây Son à Hanoi. Après d'assez grandes hésitations et bien des démarches, j'avais enfin déniché l'endroit où on vendait encore le fameux engin, absolument pas populaire chez les citadins d'aujourd'hui faut-il préciser, d'abord parce qu'il est lourd, c'est un 2 temps, forcément un peu bruyant, polluant peut-être mais ce n'est pas la raison principale, c'est surtout qu'il est bien salissant, qu'il n'a pas de starter électrique, qu'il faut donc le démarrer avec le pied, qu'il n'est pas automatique non plus, qu'il a donc sa poignée d'embrayage, qu'il demande des ajustements constants pour ne pas dire un nettoyage de bougie au 3 jours, ça dépasse rarement la semaine, enfin ultime ravissement! qu'il tombe régulièrement en panne, ce que j'ignorais bien sûr. "M'enfin il a de la gueule", argumentai-je plus tard, ce qui n'est pas bien sûr l'opinion de tous.
Pour dire la vérité, il n'y a plus guère que les étrangers pour se payer une telle antiquité, sortie tout droit des usines de la défunte URSS il y a bien 40 ans de cela, les étrangers et les campagnards, ceux des plateaux surtout car on la dit solide, capable de traverser les pires obstacles et ô commodité suprême !, capable de transporter 2 bons cochons bien costauds. C'est dire aussi qu'on m'a assez taquiné sur ce que je devais faire de la légendaire machine, et que bien des portes me sont restées fermées parce que de surcroît, la bestiole a toujours eu tendance à exsuder son huile sur les planchers de mes hôtes. Par goût je l'avais choisie rouge, aux couleurs vietnamiennes, très classique qu'elle me rappelait vaguement la BSA anglaise de ma jeunesse, mais assez curieusement il y avait un extra pour cette couleur. "Pigmentation plus chère", me précisait-on. "Ah bon!".
À 15h00 cet après-midi-là donc j'avais sorti ma liasse de 50.000 dôngs, une belle épaisseur de billets qui faisait mal au pantalon mais donnait aussi le signal de l'achat car le bolide était toujours dans son carton d'origine quand je m'y suis présenté, c'est dire la popularité de la bête et le temps qu'il a fallu aussi pour la monter, ce que je n'avais absolument pas prévu.
C'est préciser surtout que quand on a mis en route l'engin, il devait bien être 15h30 et que sur Tây Son à cette heure-là, croyez-moi, c'est une jolie cohue. Pire encore il me fallait revenir sur mes pas sur la voie d'en face. À ma première sortie à Hanoi, j'ai dû brusquement affronter la marée de mes compatriotes qui rentraient chez-eux et traverser en diagonale pas moins que 17 largeurs de motos. Vous imaginez les sueurs que ces 50 premiers mètres m'ont données d'autant que j'ai bien dû étouffer l'engin à quelques reprises et chaque fois travailler vaillamment du kick starter. Oh l'enfer ! Quand je suis arrivé au bureau 30 minutes plus tard, découragé et mouillé jusqu'à l'os (c'est que la mousson avait commencé à nous tomber dessus), j'ai abandonné l'engin, là.
Terminé ! Pour ne pas crier de rage, j'ai enfourché ma bécane, ai filé droit à la pension, et après un dîner bien frugal me suis endormi de fatigue, rêvant déjà de troquer la Minsk pour une bonne petite Honda automatique.
La semaine d'après j'adorais la bête. Me restait plus qu'à bien maîtriser le code de la route. "Quel code ?", diront les sceptiques. Un instant que je vous explique les principales règles. Simples, élémentaires, organiques mais ça fonctionne malgré tout, étonnement bien.
Première règle. Toujours regarder en avant, ne jamais tourner la tête. S'il n'y a pas d'obstacle apparent dans votre angle de vision, c'est que vous pouvez y aller. Au début vous hésitez bien sûr, vous avez tendance à regarder de côté qu'il n'y ait pas un bolide qui viendrait vous écraser les côtes. Mais ne le faites surtout pas, vous briseriez l'entente tacite qui veut que vous respectiez et protégiez en quelque sorte celui qui surgit dans votre trajectoire en espérant la même chose de celui qui vous verra soudain apparaître dans son propre champ de vision. Elle est là, la priorité première. C'est pourquoi il est si surprenant au début de voir le motard débusquer d'une quelconque ruelle et sans regarder d'aucune manière venir couper votre trajectoire sur une rue pourtant fort achalandée. C'est qu'il ne vous a pas vu et ne le veut surtout pas non plus. À vous donc de protéger tout ce qui est devant vous et en retour souhaiter longue vie et bon œil à celui qui vous aura bientôt dans sa mire.
Deuxième règle. Conserver toujours une certaine vitesse, la plus constante possible avec le minimum de brusqueries pour bien indiquer votre trajectoire. Surtout ne jamais s'arrêter. Alors vous feriez paniquer celui qui vous trouve dans son champ de vision. "Où va-t-il l'animal ?", se lamenterait-il, puisqu'il ne saurait plus vous lire, lire votre mouvement. En corollaire, vous diriger le plus directement possible vers votre destination, indiquant ainsi à tous les autres voyageurs votre trajectoire souhaitée et essayer de maintenir le cap. Fort utile dans les croisements surtout, là où se font et se défont successivement entremêlements et démêlements. Alors assez simplement chacun passe ou devant ou derrière l'autre selon la vitesse et la trajectoire probable de chacun. Facile à dire quand on est 2 ou 3 mais à 20 en même temps surtout qu'on vient bien souvent de toutes les directions, ça peut devenir un peu plus énervant, mais ça reste fort faisable.
Troisième règle. Ceci dit, c'est chacun pour soi. Surtout pas de galanterie genre "après vous Madame !", vous y passeriez la journée, peut-être même la nuit si la fille est jolie. C'est dire aussi que tous les espaces libres se comblent aussitôt. C'est donc : "Premier arrivé premier servi". "Mieux vaut être en avant que derrière". "Autant être dans le champ de vision du plus grand nombre … et diminuer d'autant le nombre de ceux dont il faut s'occuper". Chacun pour soi peut-être, mais tous pour chacun aussi pourtant, en d'autres mots la loi du nombre chacun se protégeant derrière le précédent et ainsi de suite, créant ainsi les masses critiques bien utiles par exemple pour affronter sur sa gauche la circulation qui vient de face.
Quatrième règle. Rester impassible, surtout ne pas vous énerver. Dites-vous que la situation que vous vivez aussi pénible soit-elle, est largement commune et qu'il n'y a personne parmi toutes celles qui vous regardent qui n'aient vécu la même des centaines de fois… alors ? Enfin dans les pires moments quand rien ne va plus, souriez! ça pour effet immédiat de calmer vos voisins les plus proches et vous donner le sursis nécessaire pour vous sortir d'embarras.
Un peu élémentaires ces règles vous me direz, pas très explicites, un brin organiques, sujettes à quelques interprétations (et quelques abus évidemment) mais ça fonctionne plutôt bien au total et ça fonctionnerait tellement mieux encore s'il n'y avait ces quelques énergumènes à 2 roues (2% peut-être) fous de la vitesse et du klaxon qui viennent en bouleverser les règles et mettre en danger la multitude tranquille des promeneurs à moto.
Malgré ces règles, retenons qu'au Vietnam la conduite reste un "sport", que le Vietnamien reste un brin téméraire, qu'il est facilement fantaisiste, pas toujours prévoyant, à la discipline bien relative et qu'il vaut mieux donc en toutes occasions, rester bien alertes sinon vous pourriez vous retrouver dans les statistiques effarantes des 12.000 morts par année sur les routes de ce pays. Vui nhé ! (Bonne chance !)
Source: Normand Rodrigue/Courrier du Vietnam