La circulation à Hanoi
La première fois qu'on met les pieds à Hanoi, on est d'emblée frappé par la circulation. Puis petit à petit, on découvre les règles muettes qui la régissent, et certains des dangers véritables qu'elle recèle.
Au premier abord, on a une impression d'anarchie totale. De chaos. Un tourbillon au fonctionnement incompréhensible, reposant sur une chance improbable.
La plupart des gens conduisent de petites motos japonaises d'une centaine de centimètres cubes, à quatre vitesses sans embrayage. Ils sont évidemment tête nue : il fait bien trop chaud pour porter un casque.
Le reste du flot est principalement constitué de vélos aux conducteurs peu attentifs, parfois sujets à de brusques et surprenantes embardées, de voitures (taxis, gros quatre-quatre et berlines noires), ainsi que de bus et de camions. Toutes les catégories précédentes se rangent lorsque la sirène de ces derniers retentit. On peut ensuite les suivre de loin, à l'odeur et au panache de fumée qui les poursuivent.
À ceci, il faut ajouter les piétons et leurs traversées de chaussées assez particulières (en plein milieu, mais sans se presser pour que les motards aient le temps de les voir), les vendeuses à chapeau conique et double panier sur l'épaule, relativement encombrantes au milieu de la rue, les triporteurs pétaradants, les cyclo-pousse, les jeunes en moto rouge, cheveux teintés et blousons d'équipes de football européennes qui foncent, slaloment et zigzaguent à toute vitesse dans le flux, et qu'on entend arriver à leur klaxon "polyphonique", ou encore les Minsk, souvent conduites par des expatriés, et qui essaient de faire concurrence aux bus et aux camions pour ce qui est du pistage à la trace, au nuage, et à l'odeur.
Mais la circulation à Hanoi, ce sont également les vélos chargés d'une montagne de marchandises, d'énigmatiques sacs remplis d'un obscur contenu de telle manière qu'on n'aperçoive même plus le cycliste. Les motos transportant parfois des familles de 5 personnes. Les enfants qui jouent au football en pleine rue ou sur le trottoir, avec les buts tournés en direction du trafic. À la campagne les animaux -chiens, chats, poules, rats et buffles- gambadent en toute liberté un peu partout, et semblent prendre un malin plaisir à se jeter sous vos roues ou à se laisser hypnotiser par la lueur de vos phares la nuit.
C'est peut-être à cause de tout cela que les Hanoiens conduisent si lentement, c'est-à-dire rarement à plus d'une trentaine de kilomètres à l'heure. Virtuoses de l'évitement en catastrophe, il ne se passe tout de même pas un jour sans qu'on ne voie quelque accrochage, heureusement bénins en général.
Anecdotes et règles implicites
Antoine raconte ses expériences en moto à Hanoi : "Parfois, pendant la nuit, des gens enlèvent des plaques d'égouts pour revendre le fer. Et là, attention quand tu es le premier à passer, à l'aube. Il y a aussi les câbles électriques détachés qui t'accrochent quand tu passes, les bennes à ordure pas éclairées au milieu de la rue pendant la nuit, ou les travaux sans signalisation. À un moment, sans savoir ce qui t'arrive, tu te retrouves sur un gros tas de sable ou de graviers qui traîne au milieu de la chaussée. Sinon, pendant l'été, tu suis quelqu'un en moto, le feu passe au rouge, et le gars pile brusquement devant toi, à 15 mètres du feu... Au début, c'est tout juste si tu leur rentres pas dedans à chaque fois. Ensuite, tu comprends qu'en fait ils font en sorte de s'arrêter à l'ombre, pour pas griller au soleil en attendant que le feu passe au vert..."
Lorsqu'on commence à conduire dans la ville, on décode quelques règles implicites régissant ce qui semblait n'être qu'une série d'heureux hasards.
La circulation est régie par "la loi du plus fort". C'est-à-dire dans l'ordre camions, bus, voitures, motos, vélos, piétons. En cas de tailles équivalentes, c'est le plus culotté, ou celui au plus gros klaxon (qui retrouve son rôle d'"avertisseur", à utiliser constamment), qui passe.
Très surprenant au début, les gens remontent la file qui leur fait face avant de tourner. Le flot s'ouvre devant soi pour laisser apparaître quelques motos, ou une voiture, roulant à contresens. Par contre, tourner perpendiculairement surprend dangereusement les motocyclistes hanoiens.
Sur plusieurs voies, les motos roulent à droite, et les voitures à gauche. Les gens qui prennent des sens interdits le font également par la droite.
On se rend alors compte que cette circulation vit, et que cette aventure stimule tous les sens. Tourbillon de roues, agressés par la fumée des pots d'échappement, musiciens par nécessite participant au concert de klaxons (du canard moribond à de véritables "mélodies", en passant par des couacs brefs et aigus), devoir gérer sa propre trajectoire et prévoir celle des autres, les yeux plus que grands ouverts, tout cela devient une habitude. Un sixième sens de la circulation entre en jeu, celui selon lequel on sait si "ça passe", qu'on ne "sent pas" le motard devant, ou qu'il n'est plus nécessaire de réfléchir, la moto et le conducteur ne faisant plus qu'un. Alors, cellule active du gigantesque corps palpitant qu'est la bête circulatoire hanoienne, il faut redoubler de prudence.
Prise de conscience des dangers
À ce moment-là, il faut faire encore plus attention. Le premier étonnement passé, on commence à prendre l'habitude de conduire à Hanoi et la confiance vient. On a tendance à être moins attentifs.
Alors, les accidents arrivent, on comprend pourquoi les gens roulent lentement, et à quoi cela sert de porter un casque.
Si le plus efficace pour la prise de conscience est sûrement d'être victime ou témoin d'un accident impressionnant, on ne peut le souhaiter à personne.
Devant l'hôpital Viêt Duc à Hanoi, on peut voir un grand panneau montrant des membres ouverts ou arrachés, brûlés, sanguinolents, à la chair ou l'os apparents, avec seulement un nom et quelques indications rapides sur les circonstances de l'accident. Cela choque et fait réfléchir quelques minutes.
Mais quelque chose de plus efficace, c'est de discuter avec quelqu'un qui a été touché de près par un accident grave.
Ainsi, Loïc, s'il n a pas de moto, emporte toujours son casque avec lui où qu'il aille, au cas où il devrait rentrer en xe ôm (moto-taxi). On comprend mieux pourquoi lorsqu'il parle de son expérience : "J'ai un ami qui est mort, à Huê, un soir en allant chercher une soupe, à cause d'un camion. Il n'allait pas vite, mais cela n'a rien changé à l'affaire. Il aurait porté un casque, ça ne se serait pas passé ainsi. En fait, ça vient beaucoup plus vite qu'on ne le croit, justement quand on ne s'y attend pas, et ça n'arrive pas qu'aux autres, loin de là."
Il semblerait que des progrès aient été faits depuis quelques années. Ainsi, les gens ont "appris" à s'arrêter au feu rouge (même si beaucoup d'irréductibles subsistent), et la police arrête parfois les personnes se promenant à trois ou plus sur une moto. Le port du casque est obligatoire en dehors des villes, et les gens deviennent de plus en plus conscients des dangers de la circulation.
Circuler à Hanoi reste un rodéo moderne, amusant et "pittoresque", si l'on respecte au moins les règles de sécurité basiques que l'on suivrait sans se poser de questions dans un pays occidental.
Benjamin Bouin
( 23/04/06 )
Source : Le courrier du Vietnam