Nanh del sol
J'espère que tu te révolteras toujours, que tu seras toujours naïve, ainsi tu seras à mes yeux toujours jeune.
Comme l'a été mon père pendant longtemps. Comme je le suis peut-être moi - même.
Je me souviendrai à jamais l'image de ce cochon laqué sautillant, dévalant le grand escalier de chez mes parents, toutes tripes scintillantes dehors: des talents d'or dégringolaient les marches de pierre avec la bestiole.
Mon père venait de refuser un pot de vin d'un riche commerçant pour une faveur inavouable. À l'époque sa position lui aurait permis de s'enrichir mille fois son salaire (déjà assez confortable, j'imagine).
Son intégrité a toujours été un obstacle pour beaucoup et pour sa propre "carrière".
Il était apprécié et ensuite évincé pour cette même qualité.
Ses amis le jugeaient naïf, presque bête. et certainement très imprudent.
En effet, nous, ses enfants, avons failli y laisser nos plumes et plus encore:
Sa position "gauchiste" sous l'ancien régime lui a valu quelques déboires.
Lors des événements de 75, les américains sont venus 4 fois à la maison nous inviter à partir par avion, puis par bateau, ils ont reçu la même réponse que le propriétaire du cochon: mon père ne pouvait accepter de fuir en s'accrochant à leur bottes. Il était persuadé pouvoir dialoguer avec les nouveaux dirigeants, qui étaient vietnamiens "yeu nuoc" comme lui.
résultat: une condamnation à mort à cause de ses activités jugées anti-révolutionnaires(avant 45-VNQDD)- jusqu'en 75!!).
Ma mère organisait notre fuite. Connaissant son mari qui ne voulait ni être acheté ni acheter qui que ce soit, a concocté avec une rare virtuosité, une traversée sur mesure: un bateau donné par un ami pêcheur de mes parents avec assez de vivre et d'eau pour une semaine, conduit par mon père tout seul comme un grand(il est capitaine aux longs cours de formation). Une vraie prouesse, puisque nous n'avions plus rien. Nous n'étions que notre famille plus deux frères adoptifs et une amie d'un des frères.
Quand on sait combien de personnes auraient aimé être du voyage et ce qu'ils auraient été prêts à payer! Rien à faire, que la famille. Mes parents ne pouvaient pas non plus faire prendre le moindre risque à d'autres personnes si jamais on échouait.
Nous étions en eau internationale quand nous avons croisé une première fois un grand cargo Canadien qui nous a demandé en morse si nous voulions de l'aide, être repêchés quoi. Mon père en morse également avec un miroir(on se croirait dans Tintin): "Non merci tout va bien. Nous n'avons besoin de rien." Surtout pas de courir derrière les gros traîtres que vous êtes sous-entend.
Moins d'une demi journée plus loin. Nous avons été pêchés cette fois ci de force par une patrouille de notre république socialiste. Mon père était effondré: par sa faute, toute la famille allait y passer.
Encore une prouesse de ma mère: un coussin cousu de bijoux de famille offert au capitaine avec quelques adresses de nos amis à l'étranger ont conclu l'affaire: un cadeau du ciel que le capitaine soit achetable: un gars du sud qui voulait lui-m^me faire la malle.
Parce que le reste de l'équipage à l'époque était de vrais durs, à l'âme marxiste pure: des révolutionnaires armés jusqu'aux dents qui tenaient absolument à nous escorter jusqu'à notre destination prévue sur le papier: l'île de Phu-Quoc où nous devions nous établir.
Le lieutenant-second trouvait étrange que le pêcheur-conducteur(mon père avait de faux papiers évidemment puisqu'il devait être en résidence très surveillée) ait le même accent vinh que lui. Il commençait à poser des questions très gênantes...
Ce qui était sûr c'était que ni lui ni les autres marins de l'armée du nord n'étaient corruptibles. ç'aurait été très embêtant si le capitaine était de la même veine: je ne serais sans doute pas en train de vous écrire ces lignes.
Je vous résume cette histoire dans ses grandes lignes pour vous départager sur l'idée de la corruption et de l'intégrité.
L'intégrité, l'idéalisme, ou la naïveté de mon père ont des répercussions jusqu'à des générations plus tard: Ne voulant rien épargner à l'étranger par principe, mon père devait travailler très dur et nous aussi pour s'en sortir en France: arrivés à Roissy quelques mois après notre évasion, nous n'avions que les fringues sur nous et les amis français et autres, très nombreux, de mes parents. Les amis exceptionnels(socialistes pour la plupart, ma marraine était bretonne et avait la carte du parti communiste) sont l'héritage que nous recevons d'eux. La France aussi: mon père en voulait beaucoup aux américains et à leurs alliés anglo-saxons. Il n'aurait pas supporté l'idée d'aller leur quémander l'asile après les avoir tant critiqués.
Je sais qu'aujourd'hui encore, ma mère reproche secrètement ou ouvertement à mon père d'avoir été si naïf et si idéaliste dans un pays aux contextes qui ne pardonnent pas ce genre de "fantaisies". Car d'après elle, les enfants doivent passer en priorité, et non ses idées. Ou alors il ne faut pas en faire, des enfants. Et c'était seule la chance qui nous ait permis de passer jusqu'à maintenant. C'est plutôt mince comme atout pour protéger une famille.
je ne suis pas loin de partager l'opinion de ma mère, et je suis sûre de réagir comme elle pour mes enfants.
Mais par instinct, je comprends et j'admire en quelque sorte mon père, avec tous ses défauts, car il me fait énormément rêver.
Comme toi nanh del sol. j'aime les gens qui ne calculent pas.
JT