Le vietnamien, c'est un peu dur à avaler
Telle est la plainte de plus d'un nouveau venu au Vietnam, de l'Occident surtout. Après quelques mois d'essai, d'aucuns disent adieu à l'aventure linguistique malgré leur attachement au pays et à sa culture. D'autres s'arment de patience pour continuer en geignant. Il y en a qui maîtrisent la langue en un temps record, l'exception confirme la règle.
Les 2 principaux écueils de la langue vietnamienne sont les 6 tons représentés par des signes diacritiques et les pronoms personnels.
Pour mon ami thaïlandais Thanifone, les tons ne posent aucun problème puisque sa langue maternelle est une langue à tons. Mais pour feu mon ami français, le vietnamologue Boudarel, c'est un véritable casse-tête que de débrouiller au marché pour demander les stands de dua (melon), dua (coco), dua (ananas). Ou de prononcer correctement les noms des écrivains Nguyên Du (18e siècle) et Nguyên Du (16e siècle). Sans parler d'innombrables calembours qui émaillent la littérature populaire. Comment comprendre le jeu des mots du lettré farceur Trang Quynh répondant à la Déesse Chua Liêu lui demandant ce qu'il était en train de faire : "Je suis en train de +da bèo+" (da bèo = fouler les lentilles d'eau - En inversant les termes et changeant d'accents, cela signifie forniquer). On raconte que dans la première guerre d'Indochine, Hô Chi Minh avait une fois fait plusieurs kilomètres à pied dans la jungle pour visiter un poste militaire. Les soldats l'ont ovationné en criant "Hô Chu Tich muôn nam" (Vive le Président Hô). Se sentant un peu fatigué, Hô a plaisanté en changeant les accents des mots muôn nam Hô Chu Tich muôn nam (Le Président Hô voudrait bien s'allonger un peu).
Deuxième écueil : les pronoms personnels. Il n'y a pas en vietnamien des pronoms personnels neutres (comme je, tu et vous en français, I et you en anglais, ich et sie en allemand...) qu'on peut employer avec n'importe qui, indépendamment de l'âge et du statut social. C'est que la langue vietnamienne est une langue collectiviste, l'expression d'une culture essentiellement communautaire.
Au lieu des je, tu, vous neutres, elle compte une vingtaine de pronoms personnels concrets basés sur les relations sociales entre les 2 interlocuteurs, tenant compte de l'âge et du statut social de chacun. Ainsi, si un jeune homme de 20 ans s'adresse à une dame de 50 ans, il doit dire de lui chau (moi, votre neveu) et l'appeler bac (vous, ma tante). Hô Chi Minh était appelé Oncle Hô. Pourquoi Oncle ? Parce que dans la grande famille traditionnelle du Vietnam, l'Oncle (grand-frère de père) jouit d'une considération même plus grand que le père. Le vous change et devient cô (vieille personne) quand on s'adresse à une personne très âgée ou à un curé, - ngài (très distingué, monsieur) quand on parle à une haute autorité étrangère, chef d'État, ambassadeur, - thây (maître) quand il s'agit d'un bonze ou d'un professeur, - cô (tante) pour une institutrice... Il va sans dire que le je dois aussi changer pour correspondre à chaque cas précité.
Depuis les années 20-30 du siècle dernier, avec la modernisation, - c'est-à-dire l'occidentalisation de la culture vietnamienne, la notion philosophique et sociologique de l'individu (je, moi) est apparue dans notre société, surtout parmi les couches intellectuelles des villes, et avec elle l'adoption du mot tôi (je, moi) comme pronom personnel désignant la première personne d'une manière neutre, comme je, I, ich... mais dont l'emploi comme pronom personnel neutre se limite souvent aux relations officielles. Comme ersatz de pronoms personnels neutres, l'usage préféré les noms qui indiquent l'âge et le statut social.
Auparavant, le pronom tôi (je) existait. Mais, selon les dictionnaires d'"annamite" (vietnamien) rédigés au 17e siècle par des missionnaires catholiques portugais et français, il ne s'employait que pour un inférieur s'adressant à un supérieur. Par contre, le pronom ta (je) était employé par un supérieur parlant à un inférieur. Notre chef-d'œuvre littéraire national Kiêu (fin 18e siècle-début 19e siècle) abonde en tôi et ta de ce genre. Il y a encore le degré d'intimité qui détermine le choix de noms servant de pronoms personnels.
Un jeune professeur américain a écrit à sa collègue vietnamienne de 2 ans sa cadette : "Anh moi em di an o..." (Anh = je (moi, ton grand frère) invite em = tu (toi, petite sœur) à dîner à...) Au point de vue âge et statut social, les mots pronoms anh et em ne laissent rien à désirer. Mais le degré d'intimité ne permet pas cet usage. Les appellations anh (grand frère) et em (petite sœur) ne s'emploient entre hommes et femmes que pour femme et mari, 2 amants ou 2 amis très intimes.
Source : Huu Ngoc/Courrier du Vietnam