Mais que fiche Victor Hugo sur la fresque d’un temple vietnamien ?
Aurore Lartigue | Les Inrocks
Marion Liautaud | Journaliste
La fresque du temple caodaïste représentant Hugo (Marion Liautaud)
Victor Hugo en tenue d’académicien en train d’inscrire sur une table de la loi :
« Dieu est humanité, amour et justice. »
C’est le genre de rencontre pour le moins incongrue à laquelle on ne s’attend pas au fin fond du Vietnam, à quelques centaines de kilomètres d’Hô Chi Minh-Ville. Pourtant, deux millions de Vietnamiens adeptes du
caodaïsme vénèrent aujourd’hui, entre autres saints, l’auteur des « Misérables » représenté sur cette fresque.
A mi-chemin entre la pagode et la cathédrale, le temple religieux caodaïste ne fait pas dans l’austérité. Sous une voûte étoilée en carton-pâte soutenue par des colonnes en simili marbre, l’endroit est un véritable bestiaire dans le plus pur style...carnavalesque.
Le temple caodaïste (Marion Liautaud)
On y voit pêle-mêle un dragon sculpté aux couleurs vives, un animal hybride à nez de cochon et un phénix porté par une tortue, le tout surplombé par un énorme œil, symbole omniprésent dans les temples caodaïstes.
Au-dessus de cet improbable autel cohabitent dans la plus parfaite harmonie les figures du taoïste Lao-Tseu, du sage Confucius, du bouddha Cakyamuni et de Jésus-Christ. L’écrivain anglais Graham Greene dira de l’intérieur du principal temple de Tây-Ninh, situé près de la frontière cambodgienne :
« Le Christ et Bouddha contemplent du plafond de la cathédrale une Fantasia orientale à la Walt Disney, dragons et serpent en Technicolor. »
Un sacré syncrétisme
Le temple caodaïste, de l’extérieur (Marion Liautaud)
Crée en 1920, ce syncrétisme religieux est la clef de la théologie caodaïste. La religion s’inspire la fois du confucianisme, du taoïsme, du bouddhisme et du christianisme. Mais elle vénère aussi de nombreux Occidentaux choisis pour leurs valeurs humanistes : Victor Hugo mais aussi Jeanne d’Arc, Pasteur, Churchill, Shakespeare et même Lénine. Un comble quand on sait que certains dignitaires du caodaïsme avaient le communisme en horreur.
Mais que vient donc faire notre écrivain national sur cette fresque aux côtés de Nguyên Binh Khiêm, poète vietnamien, célèbre pour ses prédictions et de Sun Yat Sen, considéré comme le père de la Chine moderne ? Jérémy Jammes, directeur adjoint de l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est Contemporaine (
IRASEC) et ethnologue du caodaïsme explique :
« Victor Hugo est un peu comme l’arbre qui cache une forêt de sens, de symboles et d’histoires. »
La première utilisation par les caodaïstes du nom de Victor Hugo est liée à un homme, Pham Công Tac. Au cours d’une séance de spiritisme qu’il organise chez lui, en 1927, ce jeune commis des douanes « entre en communication avec l’esprit de Victor Hugo », lequel se désigne comme l’autorité spirituelle protectrice de la « mission étrangère du caodaïsme ».
Des adeptes du spiritisme
Comme les caodaïstes, l’auteur de Notre-Dame de Paris était lui aussi un fervent adepte des séances de spiritisme. Victor Hugo faisait tourner les tables pour tenter d’entrer en contact avec sa fille défunte, Léopoldine. Les adeptes du caodaïsme le savaient.
C’est ainsi que l’auteur français se retrouve aux côtés des deux intellectuels asiatiques sur la fresque qui trône à l’entrée de tous les temples caodaïstes. Mais comme le précise le chercheur, hors de ce contexte missionnaire et cambodgien, les textes du « saint » Hugo sont « rares voire inexistants » dans de nombreuses autres branches. Et surtout :
« L’esprit de Victor Hugo n’a daigné s’exprimer aux séances médiumniques uniquement lorsque le jeune francophone Phạm Công Tac tenait le rôle de médium. »
Un choix opportun à l’époque coloniale
Une « gargouille » du temple (Marion Liautaud)
Au delà des raisons mystiques, le choix de l’écrivain français pour figurer dans le temple caodaïste, est d’une logique plus terre-à-terre. Il faut se rappeler qu’au moment de la création du caodaïsme dans les années 1920, le sud du Vietnam, la Cochinchine, est sous domination coloniale française.
« Victor Hugo est l’un des premiers romanciers français traduits en vietnamien et ses écrits sont largement diffusés dans le Vietnam de cette époque. Dans les années 1920, pour tout Vietnamien qui a appris le Français, son nom évoque une idéologie humaniste. »
Sans compter aussi que faire allusion à Victor Hugo pouvait permettre aux caodaïstes de s’adjuger les bonnes grâces des autorités coloniales. Tout cela sans renier leurs idéaux :
« Ses ouvrages présentent une grande variété de thèmes (dénonciation de l’appareil judiciaire et de la misère sociale, spiritisme, etc.), que l’utopie sociale et les pratiques médiumniques caodaïstes viennent relier les uns aux autres. Le sentiment patriotique, voire indépendantiste des caodaïstes pouvait, de manière originale, s’appuyer sur la figure humaniste de Hugo. »
Le bonheur des touristes
Si le 22 mai du calendrier solaire est le jour où l’on célèbre le culte de Victor Hugo, reste qu’aujourd’hui, mis à part l’homme sur les fresques colorées, l’écrivain français ne semble pas évoquer grand chose pour le commun des caodaïstes. Hormis les fidèles francophones, de plus en plus rares, plus personne ne lit les textes du poète. Comme le note Jérémy Jammes :
« L’évocation de son nom par les caodaïstes devient plutôt un symbole identitaire fort, symbole d’un universalisme dont ils entendent être les dépositaires privilégiés. »
Après la guerre du Vietnam, à l’arrivée des communistes au pouvoir, la religion connaît des heures difficiles. Accusés d’être des traîtres, des espions à la solde de la CIA, de nombreux dignitaires du Saint-Siège de Tây Ninh fuient le sud du Vietnam.
Dans les années 1980, les temples rouvrent leurs portes avec l’assentiment des autorités. Ils font aujourd’hui le bonheur des touristes. Mais malgré toutes les personnalités occidentales vénérées par les caodaïstes, cette religion n’a d’ailleurs guère fait d’émules à l’étranger. Selon Jérémy Jammes, « les conversions de non-Vietnamiens sont anecdotiques ».
Seulement deux ou trois Américains se déclarent aujourd’hui caodaïstes.
Une fidèle dans le temple (Marion Liautaud)