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Chers ami(e)s,
Le XVIIe siècle fut une période des plus troublées de l’histoire du Việt Nam.
En effet, bien que le pays fût toujours sous le « mandat céleste » des vua (rois) Lê, le Đại Việt (nom de l’époque) était en réalité divisé en trois principautés rivales qui se livraient des guerres sans merci : le Đàng Ngoài (ou « royaume du Tonkin ») pour les chúa Trịnh, le Đàng Trong (ou « royaume de Cochinchine ») pour les chúa Nguyễn, et le Cao Bằng pour les Mạc.
C’était aussi à partir de 1615 que les missionnaires jésuites européens arrivaient pour évangéliser le pays.
Cependant, la lecture des annales, qui rapportent surtout des événements se rattachant aux affaires des souverains et de leurs serviteurs (et de leurs ennemis), ne permet pas de dresser un tableau socioculturel clair du pays. Heureusement, les écrits que nous ont légués les missionnaires complètent les renseignements fournis par les annales, particulièrement en ce qui concerne la vie et le langage du peuple.
J’ai eu la chance d’avoir pu étudier cette période à l’École Pratique des Hautes Études (La Sorbonne, Paris), tant à travers des textes vietnamiens anciens qu’à la lumière de ceux des missionnaires.
Les résultats de mes recherches, menées entre 2000 et 2004 sous la direction du Pr. Nguyễn Thế Anh*, viennent d’être (enfin) publiés :
Nguyễn Tấn HưngLe Vietnam du XVIIe siècleUn tableau socioculturelISBN : 978-2-84654-101-5248 p.Aux éditions Les Indes Savantes, ParisMail : contact@les indessavantes.com
L’ouvrage est honoré d’une préface du Pr. Nguyễn Thế Anh, auquel je renouvelle ma plus profonde reconnaissance.
Bien cordialement.
Dông Phong
* Pour connaître le Pr. Nguyễn Thế Anh, on peut cliquer sur Auteur:Nguyên Thê Anh - Puf .
PS : J’espère que cette publication sera suivie de celle de ma traduction en français du Dictionarium annamiticum, lusitanum, et latinum d’Alexandre de Rhodes, qui constitue l’étude préliminaire de ces travaux de recherche.
Préface
Nguyễn Thế Anh
École Pratique des Hautes Études
Sciences Historiques et Philologiques
L’action missionnaire occidentale au Viêt-Nam commença véritablement vers 1615, avec l’arrivée des Jésuites de leur base de Macao. A ce moment, le pays, partagé entre “royaume du Tunquin” au nord et “royaume de Cochinchine” au sud, ne se présentait pas politiquement comme un État unifié. A cause de la situation politique et militaire difficile et des rapports délicats avec les autorités, les missionnaires furent exposés à des expulsions en de nombreuses occasions. Malgré tout, ils s’investirent activement dans les deux parties du pays, cherchant parallèlement à leur travail apostolique (évangélisation, fondation de communautés chrétiennes…) à connaître les gens et leurs pays, et à transmettre leurs découvertes pour faire connaître les contrées et les cultures avec lesquelles ils étaient entrés en contact. Ainsi, très tôt, des prêtres tels que Gaspar Luis, Giuliano Baldinotti, Christoforo Borri, avaient laissé des descriptions des deux pays vietnamiens. Surtout, la mission de ces prédicateurs donna lieu, comme en Chine et au Japon, à un certain nombre de réalisations linguistiques importantes. En effet, les missionnaires attachaient une grande importance à l’apprentissage de la langue populaire, car leurs sermons s’adressaient au peuple et dans leurs relations quotidiennes ils employaient nécessairement la langue du peuple pour pouvoir communiquer les idées et les textes. Il leur était donc indispensable de disposer d’un instrument qui pût leur permettre d’apprendre le vietnamien rapidement. Or, lorsqu’ils inaugurèrent la mission vietnamienne, les Jésuites avaient déjà une expérience de plus de vingt ans de recherche et de créations linguistiques du côté de la langue japonaise. C’est donc en quelque sorte sur le type du rômaji qu’allait être créée l’écriture romanisée du vietnamien, pour représenter les phonèmes de la langue parlée à l’aide d’un système alphabétique dérivé de l’alphabet latin.
Destinée avant tout à l’instruction et à l’usage des missionnaires, l’écriture romanisée, qui privilégiait l’aspect proprement phonétique, c’est-à-dire descriptif, pour faciliter la prononciation la plus correcte possible, leur fournissait une interface des plus commodes avec la langue orale. Elle leur offrait en outre un moyen d’échange intellectuel et de communication écrite avec les dirigeants vietnamiens de la communauté chrétienne. On exigeait d’ailleurs de ceux-ci l’apprentissage de la nouvelle écriture, grâce à laquelle une formation rigoureuse pouvait être inculquée aux catéchistes vietnamiens, dont la compréhension de la doctrine chrétienne et la dévotion religieuse devaient contribuer à développer les conversions en dépit du nombre très limité des prêtres européens. Les premières traductions en vietnamien de textes religieux chrétiens ne tardèrent pas à paraître, l’effort portant avant tout sur la création d’un vocabulaire chrétien et sur la rédaction des premiers éléments de la littérature chrétienne. En même temps, l’analyse grammaticale et phonétique de la langue vietnamienne fut poursuivie de façon systématique, permettant de mettre peu à peu au point l’écriture alphabétique appelée plus tard quốc ngữ. C’était là une œuvre collective où il est difficile de discerner la part revenant à chacun, mais à laquelle la postérité allait attacher le nom d’Alexandre de Rhodes.
Né en Avignon dans les Etats du Pape en 1593, Alexandre de Rhodes avait rejoint la Compagnie de Jésus à Rome en 1612. Arrivé à Macao en 1623, il fut envoyé à la mission de Cochinchine en 1624. Il en fut rappelé deux ans plus tard en vue de fonder, avec le missionnaire portugais Marques comme supérieur, la mission du Tonkin, où il séjourna de 1627 à son expulsion en 1630. Après 10 ans passés à Macao (1630-1640), il fut renvoyé en Cochinchine comme responsable de cette mission ; il y fit trois séjours entre 1640 et son expulsion définitive en 1645. De ses différents passages au Sud et au Nord Viêt-Nam, il rapporta une œuvre considérable ; sa connaissance parfaite de la langue, des mœurs, des ressources, de l’histoire du pays en fit un excellent reporter avant la lettre. Lorsqu’en 1645 il fut rappelé à Rome, il emmena dans ses bagages divers ouvrages historiques sur la mission du Viêt-Nam, un Dictionarium Annamiticum Lusitanum et Latinum et un catéchisme en latin et vietnamien divisé en huit jours, dont la publication eut un retentissement considérable.
Le dictionnaire d'Alexandre de Rhodes représente une importance capitale dans la notation de la langue vietnamienne et le système qu’il offre n’a pas subi de grandes transformations jusqu’à nos jours. Alexandre de Rhodes n’avait certes pas inventé ce système de transcription qui était un produit des alphabets latin, grec, italien, espagnol et portugais, mais il l’avait codifié et répandu. Publié en 1651, ce premier dictionnaire imprimé en écriture romaine contient environ 8.000 entrées vietnamiennes avec leurs traductions en portugais et en latin, et comprend également en supplément un exposé (Brevis Declaratio) sur la transcription de la langue vietnamienne, en d’autres termes une notice sur la phonétique et les notions de grammaire.
Parce qu’il enregistre entre autres certains groupes consonantiques reflétant la prononciation du temps de l’apostolat de son auteur, le Dictionarium constitue un document des plus précieux pour la linguistique historique. Ainsi, dans la version du quốc ngữ qu’il représente, les consonnes nasales finales dorso-prépalatale, dorso-vélaire et labio-vélaire, par exemple, font l’objet de trois notations graphiques différentes, qui reproduisent bien la prononciation standard de la région de Hà Nội, tel qu’un auditeur portugais attentif pouvait l’analyser dans le système de notation auquel il était habitué. Cela, malgré ce qu’a pu laisser entendre le P. Giovanni Filippo de Marini, dont la relation (Delle Missioni de’ Padri della Compagnia di Giesu nella provincia del Giappone, e particolarmente di quella di Tumkino… Rome, 1663), presque contemporaine des œuvres d’Alexandre de Rhodes, les complète pour l’histoire de l’action des Jésuites au Nord Viêt-Nam, et qui exprime quelque dédain pour son devancier de pratiquer plutôt le parler de Cochinchine, “grossier” par rapport à la langue standard de la capitale royale, car c’est aussi ce parler sudiste que l’orthographe du Dictionarium semble représenter dans certains cas. De toute manière, le Dictionarium reste irremplaçable pour connaître l’état de la langue vietnamienne au XVIIe siècle et son évolution.
Ce n’est toutefois pas pour le seul dossier linguistique que Nguyễn Tấn Hưng s’est attaché à l’analyse approfondie du Dictionarium d’Alexandre de Rhodes, même s’il a dressé avec infiniment de patience la longue liste des mots ayant changé de prononciation et de sens au cours des siècles successifs, non pas en linguiste chevronné, mais en amoureux attentif de la langue qu’il pratique depuis l’enfance. Il a surtout voulu comprendre la perception des “pays” vietnamiens qui avait permis aux étrangers tels que les missionnaires occidentaux de rédiger leurs ouvrages sur le Viêt-Nam. D’où ce tableau socioculturel du Viêt-Nam du XVIIe siècle, composé à travers les écrits d’Alexandre de Rhodes et d’autres missionnaires, complétés cependant avec des textes anciens vietnamiens. Ce faisant, Nguyễn Tấn Hưng participe en quelque sorte, et sans vouloir peut-être se l’avouer, à cet ensemble d’initiatives interculturelles ayant présidé à la création du quốc ngữ.