Pham Xuân Ân, l’espion qui en savait trop (écrit en 2006)
En apprenant qu’il avait été à nouveau hospitalisé l’été dernier, j’avais décidé de retourner le voir à Saigon à la première occasion, dès mon retour de France. Je pensais le faire début octobre. Mais Pham Xuân Ân s’est en allé le 20 septembre. L’intendance a calé. Victime d’un emphyzème, il s’est éteint à l’âge de 79 ans. Le grand espion des guerres d’Indochine est ainsi parti sans révéler quelques grands secrets.
Notre dernière rencontre remonte à janvier dernier. Ân était déjà très fatigué. « J’ai perdu 80% de ma capacité respiratoire », m’avait-il dit. Il était difficile de ne pas le croire. Pour une fois, quand j’avais sonné à la grille de son petit jardin, il n’avait pas fait lui-même le déplacement. L’un de ses enfants était venu m’accueillir.
Il m’attendait debout, en pyjamas, sur le perron de son salon, les excuses aux lèvres. Depuis 2003, lors d’un précédent et long séjour à l’hôpital, il avait abandonné la cigarette et une bouteille d’oxygène avait été installée auprès du lit où il faisait la sieste.
J’étais revenu le voir car, cette fois, il me fallait mettre un terme à une quinzaine d’années d’échanges. Autant de découvertes qui auraient pu, si sa santé l’avait permis, se poursuivre indéfiniment. Le moment était, toutefois, venu de publier l’histoire d’un personnage hors du commun que j’avais connu en 1968, que j’avais alors fréquenté pendant six ans puis retrouvé en 1989. Je savais que ce récit serait incomplet et imparfait. Mais Ân, la mémoire toujours aussi aiguë, faiblissait à vue d’œil : il éprouvait de plus en plus de mal à reprendre son souffle.
Sa fille, qui vit aux Etats-Unis, était de passage, accompagnée de ses enfants. « Il y a eu une fausse alerte. La rumeur a couru que j’étais mourant et elle est venue me saluer une dernière fois », m’a-t-il expliqué en riant.
Elle ne s’était, malheureusement, trompée que de quelques mois. Quant à moi, je souhaitais rendre, de son vivant, hommage à un personnage de légende, à l’intelligence brillante et au caractère bien trempé (*).
Son histoire a été, d’abord, celle de l’espion parfait. A l’époque de la guerre américaine, cet homme dans la force de l’âge était considéré comme l’un des meilleurs analystes du conflit. Il était alors journaliste à l’agence Reuters avant d’être intégré au sein de l’équipe de Time Magazine. Il avait ses entrées partout, à la présidence, à l’état-major, chez le proconsul américain, au sein de la CIA, à telle enseigne que certains pensaient qu’il travaillait pour l’agence américaine de renseignements.
S’asseoir en face de lui chez Givral, le café-glacier de toutes les rumeurs, que nous avions rebaptisé « Radio-Catinat » car il se trouvait sur la fameuse rue qui avait porté le nom d’un maréchal de Louis XIV, était une bonne façon de gagner du temps. Ses analyses étaient concises, qu’il s’agisse de la stratégie communiste, du pouvoir américain, des méandres de la politique saigonnaise. Ses articles étaient épluchés. Il était considéré comme le meilleur journaliste vietnamien de la place, un jeune « doyen ». Les experts américains de la guerre défilaient dans le bureau de cet homme accueillant, anglophone et francophone.
Il a fallu attendre 1978, soit trois ans après la conclusion du conflit, pour apprendre, à la suite d’une indiscrétion délibérée, que Pham Xuân An avait été la plus importante taupe communiste dans le Sud : colonel des services de renseignements, il sera promu général de brigade après la guerre et élevé à la dignité de « héros de l’armée populaire ». Au prix de risques insensés, il avait réussi à esquiver toutes les enquêtes, à préserver sa « couverture » de journaliste tout en continuant, jusqu’au dernier moment, à inonder le bureau politique du PC vietnamien d’informations ultra-confidentielles – y compris les comptes-rendus d’interrogatoires de prisonniers communistes – et d’explications devenues décisives au fil des années.
Car l’espion était doublé d’un stratège. C’est lui qui avertit Hanoï, début 1963, de la faillite de la « guerre spéciale » américaine et qui, en 1964, prédit que Washington allait dépêcher des troupes dans le Sud, ce qui se produira l’année suivante. En 1968, après l’offensive du Têt au cours de laquelle une centaine d’agglomérations du Sud sont attaquées sans succès, il explique aux Nord-Vietnamiens déconfits le formidable impact politique de cette opération : l’opinion américaine s’est retournée contre la guerre ; la démoralisation au sein de l’armée du Sud s’est amorcée. Fin 1974, il garantit à Hanoï, documents à l’appui, que les Etats-Unis n’interviendront pas en cas d’offensive générale communiste. Le général Vo Nguyen Giap lance alors la dernière offensive générale de la guerre.
Le journalisme était sa couverture. « Je n’ai jamais menti ni dans mes dépêches ni dans mes échanges avec d’autres journalistes. Je n’étais pas là pour faire. Au contraire, mon intérêt était d’écrire et de dire la vérité », nous a-t-il expliqué, une vingtaine d’années plus tard. Il corrige même les bourdes que les jeunes envoyés spéciaux de Time s’apprêtent à publier. En 1969, au lendemain du décès du vieux révolutionnaire, sa nécrologie de Hô Chi Minh publiée par l’hebdomadaire américain fait l’unanimité.
Pham Xuân Ân avait fait ses classes du temps des Français. Issu de la génération d’adolescents emportés par le mouvement nationaliste des années 40, il a été récupéré par le Dr Pham Ngoc Thach, le médecin de Hô Chi Minh. Il est devenu membre du PC au début des années 50 tout en faisant son service militaire dans l’armée de Bao Dai.. Il se débrouille alors pour être affecté, par l’un de ses cousins, dans le bureau de liaison militaire entre Américains, Français et Sud-Vietnamiens. C’est ainsi qu’il se lie avec le futur général Edward Lansdale, l’architecte américain de la « guerre spéciale ».
Le PC a, toutefois, fait son choix : Ân sera journaliste. Une fois les sous collectés et les autorisation obtenues, ce qui prend du temps, Ân s’envole pour la Californie en 1957, au lendemain du décès de son père. Mais il n’y restera que deux années, au lieu des quatre prévues. La chasse anti-communiste bat son plein dans le Sud. Les réseaux clandestins sont démantelés. Hanoï s’apprête à relancer l’insurrection. Ân est rappelé en 1959. « Les communistes avaient perdu 80% de leurs cadres dans le Sud », dit-il.
Affolé à l’idée d’être lui-même découvert à son retour à Saigon, il se terre pendant un mois avant d’aller retrouver le Dr Trân Kim Tuyên, le patron des services secrets sud-vietnamiens mis en place par la CIA, qui le prend sous son aile et dont il deviendra le principal confident. Le Dr Tuyên lui confie la responsabilité de gérer les correspondants de Vietnam-Presse, agence officielle. L’ironie est totale : le futur grand espion communiste effectue ainsi ses premiers pas de journaliste pour le compte de l’espionnage sud-vietnamien.
Dans les années suivantes et jusqu’à la victoire communiste de 1975, Ân s’est arrangé pour n’être jamais repéré. Pourtant, sur la cinquantaine de membres du réseau chargé d’appuyer son action,- courriers, cadres politiques, relais, décodeurs -, la moitié ont été capturés ou tués. La tension était permanente. La moindre erreur de sa part, un léger faux pas, une réaction inappropriée, aurait pu dévoiler l’espion derrière le journaliste.
Il ne se faisait pas, pour autant, d’illusions sur les lendemains de victoire. « J’étais préparé [aux difficultés] car j’étais au courant de ce qu’avaient fait les communistes de 1945 à 1975. Je savais que ce serait dur mais je pensais qu’il serait possible de vivre sous leur régime. Cependant, j’avais beau savoir ce qui s’était passé lors de la réforme agraire de 1955-1956 dans le Nord, je ne m’attendais pas à tant d’erreurs sur le plan économique », nous a-t-il résumé un jour. En outre, isolé par Pékin et Washington, harcelé sur sa frontière par les Khmers rouges de Pol Pot, le Vietnam envoie son armée au Cambodge. Pékin réagit brutalement en attaquant la frontière entre les deux pays. C’est la « troisième guerre d’Indochine ». Elle s’étalera jusqu’en 1990.
Ces dernières années, l’amertume de Ân entachait son fort sens de l’humour quand il racontait, par exemple, son année de « rééducation »,- « gentille », disait-il -, à l’Institut politique de l’armée à Hanoï en 1978-79. Il s’y était révélé aussi mauvais élève que dans sa jeunesse, mais ces premiers cours de marxisme-léninisme ont été les derniers. Surveillé de très près,- car il en savait trop long et avait trop longtemps fréquenté des Occidentaux -, il ne parvenait pas pour autant à discipliner son penchant, fort peu apprécié, pour la dérision. Il était surtout scandalisé, sur la fin, par l’étendue de la corruption, lui qui ne s’était déplacé, jusqu’à l’âge de 75 ans, qu’au volant d’une vieille moto rafistolée. Il n’avait pas sacrifié sa vie pour un tel résultat. Nationaliste au départ, nationaliste à l’arrivée.
Jean-Claude Pomonti
(*) Jean-Claude Pomonti est l’auteur d’une biographie de Pham Xuân An, Un Vietnamien bien tranquille, l’extraordinaire histoire de l’espion qui défia l’Amérique, publiée en avril 2006 (Editions des Equateurs).