Madeleine Riffaud : Des toits de Paris aux rizières du Vietnam
Résistante, devenue journaliste, la grand reporter de l’Humanité a couvert les guerres coloniales. Poète, écrivain, elle a été la première femme à repousser aussi loin les limites de l’investigation.
Lorsque Madeleine Riffaud devient journaliste, Elsa Triolet lui donne ce conseil : « Pour ce métier, pas besoin d’aller à l’école, mais il faut lire deux textes, Choses vues, de Victor Hugo, et le Nouveau Testament. » C’est la Libération. La fin de la clandestinité est douloureuse pour celle qui se faisait appeler Rainer au sein de la Résistance. En 1940, l’adolescente, fille unique d’un instituteur revenu amputé de la boucherie de 1914-18, se fait agresser par des soldats allemands. Un soudard aux gestes déplacés l’humilie en public.
« C’était la première fois qu’un acte violent était commis sur moi par un soldat ennemi. Je ne l’ai pas admis. » Elle rejoint les FTP et écrit ses premiers poèmes. « En parachutage, on recevait des armes et, sur papier bible, des poèmes d’Éluard. La poésie de cette époque a su se rendre tellement persuasive qu’elle nous poussait en avant. »
Début 1944, elle entre en même temps au Parti communiste et dans la lutte armée. Elle apprend le massacre d’Oradour-sur-Glane, village de sa jeunesse. « Je pensais à cela quand je pédalais dans Paris, aux brûlés vifs que je connaissais. Éluard parlait des “armes de la douleur”. C’était exactement cela. J’ai roulé jusqu’à ce soldat allemand sur le pont de Solferino. J’ai voulu qu’il me regarde. Il a tourné son visage vers moi. À ce moment-là, je lui ai tiré deux balles dans la tempe gauche. » Le 23 juillet, ce visage d’ange qui n’a pas encore vingt ans exécute un officier SS en plein Paris. Un milicien la rattrape et la livre inconsciente à la Gestapo. Elle se réveille rue des Saussaies. « Un endroit dont on ne peut pas parler tranquillement », confie-t-elle encore aujourd’hui, et qui décidera du reste de son existence. Privée de sommeil, soumise à des décharges électriques, elle assiste aux tortures de ses camarades. Elle est promise au poteau, puis à la déportation, avant d’être libérée in extremis grâce à un échange d’otages. Sitôt libérée, elle participe à la libération de Paris.
Loin des clichés sur l’euphorie de la liberté retrouvée, la sortie de la clandestinité s’avère douloureuse pour Madeleine Riffaud. Les souvenirs des geôles nazies la hantent. « Après ça, j’ai essayé de vivre comme tout le monde mais je n’ai pas pu », confie-t-elle au réalisateur Philippe Rostan, dans le documentaire qu’il lui a consacré en 2010. Durant ces mois difficiles, elle comprend que seules l’intéressent désormais « les situations limites et l’extrême danger ». Jusqu’à ce jour où on la présente à un certain Paul Éluard. « Il m’a soulevé le menton et m’a dit : “Tu veux bien me regarder ?” Ce qu’il a vu dans mes yeux, c’était une détresse sans borne. Il m’a tendu une carte de visite. Ma vie en a été changée. » Pour son premier recueil de poèmes, le Poing fermé, Picasso lui tire le portrait pour la couverture du livre. On lui suggère le journalisme, elle y voit l’occasion de partir au bout du monde. C’est lui qui vient à elle pour la conférence de Fontainebleau, en 1946. On la présente à Hô Chi Minh. C’est le début d’une longue histoire avec le Vietnam. Et l’Oncle Hô de lui dire : « Si tu viens dans mon pays, je te recevrai comme ma fille. » Ce qu’il fera. Devenue grand reporter pour l’Humanité, après avoir travaillé à la Vie ouvrière et Ce soir, elle couvre la fin de la guerre d’Indochine, puis du Vietnam. Elle est la première à dénoncer, dès 1955, un an après leur signature, la violation des accords de Genève par les États-Unis.
Car, à partir de 1964, Madeleine Riffaud devient Chi Tam, la 8e sœur. Elle est l’une des rares occidentales à être acceptée dans les maquis viêt-cong, et devient une combattante à part entière de la résistance vietnamienne. « Ce que j’ai vu au Sud-Vietnam » affiche la une de l’Humanité en novembre 1970, dont le reportage révèle au monde l’horreur de la répression. « Con Son, Tan Hiep, Thu Duc, Chi Hoa… Il nous faut retenir ces noms car, jadis, pour les résistants victimes des nazis, l’enfer a duré cinq ans. Or au Sud-Vietnam, le même enfer dure depuis quinze ans », écrit-elle en 1972, au cœur d’un papier qui dénonce les atrocités commises par l’administration américaine. « Voilà la démocratie de Nixon, conclut-elle. Voilà la paix que les vaincus, en s’en allant, voudraient accorder à des hommes, des femmes estropiés à vie par les tortures sans fin… » Et elle sait de quoi elle parle : « Le drame est d’être passée de la Résistance aux guerres coloniales. J’ai été correspondante de guerre pour dire mon horreur des conflits. » « On disait des Viêt-cong : ce sont des hommes sans visage. » Ces combattants de l’ombre retrouvent le sourire devant l’objectif de Madeleine Riffaud, qui s’attache à leur redonner une identité. Dans ces déluges de violences qu’elle décrit, la poésie n’est jamais loin, derrière une description des rizières vietnamiennes ou des images de typhons, autant de métaphores de la mort, omniprésente. La couverture de la guerre d’Algérie la ramène rue des Saussaies, où la police française torture les militants du FLN, là même où elle a connu l’enfer. Le 7 mars 1961, l’Humanité sort avec une page blanche, marquée en son centre de ce seul mot : « Censuré ». À l’origine de la saisie, un article de Madeleine Riffaud sur les tortures pratiquées à Paris, qui déclenche la fureur du préfet de police, Maurice Papon, qui porte plainte en diffamation et demande des dommages et intérêts. Elle réchappe de peu à un attentat de l’OAS et passe plusieurs mois à l’hôpital.
En 1973, Madeleine Riffaud emprunte une nouvelle identité et repousse toujours plus loin les limites de l’investigation. Elle devient Marthe, se fait embaucher dans un hôpital parisien comme aide-soignante. Elle récure les sols, prodigue les soins aux patients, veille la nuit des mourants anonymes. De cette expérience, elle en tire un récit lucide et tendre sur l’univers hospitalier, les Linges de la nuit, sur ce qui se joue sous les draps blancs, quand l’imminence de la mort rebat les cartes des rapports humains. Car comme le disait d’elle Jean Marcenac, « Madeleine Riffaud est un poète qui a pris résolument le parti de s’exprimer par le journal… Elle a toute seule créé ce qu’il faut bien nommer un genre et, finalement, elle a parfaitement réussi ».
Maud Vergnol