Source : http://lecourrier.vnagency.com.vn/de...REPLY_ID=46359La résilience dans l'optique d'un neuropsychiatre français
À l'occasion d'un séjour à Hanoi au cours duquel il a participé à un colloque de psychologie, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, qui a fêté ses 70 ans le mois dernier au Vietnam, explique au correspondant du Courrier du Vietnam ce qu'est la "résilience", un concept majeur de son travail en psychologie.
Comment définissez-vous la résilience ?
La résilience, c'est la capacité à reconstruire une vie normale après une épreuve traumatisante. Par exemple, après une guerre, les populations peuvent se retrouver en état de "mort psychique". Les individus peuvent y paraître indifférents, mais ils sont parfois dans l'incapacité de prendre un nouveau départ. La question que pose la théorie de la résilience est : comment les faire revenir à la vie ?
Comment la théorie de la résilience est-elle née ?
C'est Emmy Werner, une psychologue américaine, qui a commencé à travailler sur ce sujet. Dans les années 50, elle a rencontré des enfants des rues à Hawaï qui ne semblaient avoir aucune chance de s'en sortir. Mais 30 ans après, elle s'est rendue compte que près de 30% d'entre eux s'étaient bien développés. Elle s'est demandée comment ceux-là avaient réussi… Le psychologue anglais Michael Rutter a poursuivi le travail qu'elle avait initié sur ce sujet, puis j'ai pris le relais en France. La théorie a été très bien acceptée à travers le monde, même si je ne suis pas certain qu'elle ait été comprise partout de la même façon. C'est en France en tout cas qu'elle a rencontré le plus d'opposition, notamment de la part de certains lacaniens. Dans les années 80, les Américains sont partis sur l'idée d'établir un catalogue de qualités des personnes, ce qui laissait supposer que des enfants étaient dès la naissance plus doués que d'autres pour s'en sortir dans la vie. Pour nous, ça ne pouvait pas être la bonne voie. Le phénomène de résilience devait être dynamique et interactif. Vers la fin des années 90, nous sommes allés aux États-Unis et nous avons exprimé notre point de vue. Les Américains sont finalement tombés d'accord avec l'idée que la résilience n'était pas innée.
La résilience s'applique-t-elle au Vietnam ?
Oui. Les Vietnamiens connaissent certainement mieux la résilience que beaucoup d'autres peuples, pour s'être relevés de 30 années de guerre sans avoir été minés par leurs traumatismes. Par contre ils n'ont pas encore théorisé la résilience. Les Vietnamiens ont des difficultés avec le "je" et le "moi", avec la notion très occidentale de l'individu. Néanmoins, la théorie de la résilience s'applique autant à l'échelle de l'individu qu'à celle d'un pays. Nous sommes marqués par les évènements de la vie, et ces marques constituent notre psychisme : or les populations sont parfois marquées par des évènements collectifs. On peut donc concevoir les maladies psychiques, voire les guérisons, à l'échelle collective.
La culture influe-t-elle sur la résilience ?
Certaine cultures, associées à certains contextes historiques, entravent les processus de résilience. D'autres les favorisent. Il y a de nombreux exemples. Prenons le contexte historique : après la seconde guerre mondiale, les Français s'étaient habitués à vivre avec le couvre-feu, et ils n'avaient pratiquement pas de troubles du sommeil. Aujourd'hui, cela fait bien longtemps qu'il n'y a plus de couvre-feu en France, et 40% des Français prennent des somnifères !
Les différences culturelles entre 2 pays influent sur la façon dont les personnes vont s'en sortir dans la vie. Lorsqu'ils ont des problèmes, beaucoup d'Occidentaux se retrouvent seuls. Les Vietnamiens sont entourés de leurs familles, et leurs problèmes sont pris en charge collectivement. C'est pour cela qu'on recense beaucoup plus de sym-ptômes délirants chez les personnes isolées dans les pays occidentaux que dans les pays asiatiques.
Comment résiste-t-on au traumatisme d'une guerre ?
Hier j'ai regardé la télévision du Vietnam. Ils parlaient de la guerre, mais elle était présentée d'une façon très esthétique, héroïsée. Or les nouvelles générations ne sont pas excessivement traumatisées ici par le souvenir que leur transmettent leurs parents de la guerre. Alors qu'aux États-Unis, il y a énormément de syndromes psychotraumatiques liés à la guerre du Vietnam. Il n'y a qu'à voir les films américains sur ce sujet…
Pour se relever d'une guerre, les gouvernements développent et entretiennent souvent des programmes de haine envers les pays ennemis. Cela n'est pas le cas des Vietnamiens : ils prennent l'issue de la guerre dans un sens positif. Plutôt que de dévaloriser l'ennemi, ils valorisent leur propre pays. Sur le plan psychologique, le Vietnam a trouvé une voie intéressante : les jeunes ont besoin de mythes pour bien se développer.
Par contre, en Palestine, on recense énormément de troubles psychiques. On le comprend très bien quand on voit qu'à l'école, c'est la haine qui est enseignée aux enfants. Les jeunes palestiniens sortent de l'école vers 16h30 et vont jeter des pierres sur les chars israéliens. Dans cette culture, la dignité des familles repose sur le courage physique des garçons qui vont affronter le danger pour que leurs parents se sentent moins impuissants et moins humiliés par l'occupation. Puis les mères viennent chercher leurs fils vers 19h00 pour qu'ils fassent leurs devoirs ! Mais le soir, les garçons préfèrent regarder la télévision, parce qu'avec ce qu'ils vivent, ils ont besoin de puissants tranquillisants. Résultat, ces jeunes garçons sont mauvais à l'école…
Quelles sont les applications de la théorie de la résilience ?
Il y en a énormément ! Je ne donne qu'un seul exemple : en Roumanie, on s'est rendu compte que les enfants qui grandissaient dans des orphelinats se développaient mal. Certains de ces établissements ont alors été fermés, et on essaie de trouver des familles d'accueil à la place, ou de faire en sorte que les enfants soient pris en charge par des groupes sociaux. Lorsqu'on prête attention aux particularités culturelles d'une population, et lorsqu'on s'intéresse à son histoire, on en tire des leçons essentielles sur la façon dont les personnes, enfants ou adultes, peuvent construire une vie nouvelle après avoir traversé des épreuves difficiles.
Profil de Boris Cyrulnik
Boris Cyrulnik est né à Bordeaux en 1937 d'un père ukrainien et d'une mère polonaise. Il se retrouve orphelin en 1942, lorsque ses parents, étant juifs, ont été déportés dans un camp de concentration où ils ont disparu. Il n'a alors que 5 ans et doit son salut à l'intervention d'une institutrice. Dans son adolescence, il adhère brièvement à la jeunesse communiste et commence à s'intéresser à l'éthologie (étude du comportement animal et humain). Puis il étudie successivement la psychologie, la médecine, la neurologie, la psychiatrie et la psychanalyse. Il travaille ensuite pendant près de 20 ans à l'hôpital de Toulon en tant que neurologue, où il dirige aujourd'hui un groupe de recherche en éthologie. Il a été professeur à la faculté de médecine de Marseille ainsi qu'à la faculté de lettres et sciences humaines de Toulon, où il est aujourd'hui directeur d'enseignement. Depuis son premier livre, Sous le signe du lien, publié en 1989 (édition Hachette), il a écrit de nombreux autres ouvrages, dont Les nourritures affectives, publié en 1993 (éd. Odile Jacob), Mémoire de singe et parole d'homme en 1998 (éd. Hachette), Un merveilleux malheur en 1999 (éd. Odile Jacob), Les vilains petits canards en 2001 (éd. Odile Jacob) et De Chair et d'Âme en 2006 (éd. Odile Jacob). Âgé aujourd'hui de 70 ans, Boris Cyrulnik a réalisé en juillet son premier voyage au Vietnam.
Propos recueillis
par Grégoire Barrault/CVN
(26/08/2007)