Bảo Long Le dernier Đông Cung Hoàng Thái Tử
Le présent texte est dédié à la mémoire de Mme S.L.T.T.
Trois images pourraient illustrer une vie poignante ou épique, belle ou détestable, au gré de chacun : un blindé saute sur une mine durant la guerre d’Algérie à la fin des années 50 et on emmène son chef de bord, un officier de la Légion Etrangère, à l’hôpital ; un enfant un peu apeuré entouré de dignitaires en costumes d’apparat d’antan reçoit officiellement le titre de Đông Cung Hoàng Thái Tử, « Prince du Palais de l’Est » c'est-à-dire prince héritier; une déclaration à la fin des années 1990 disant en substance « j’adopterai la position que le peuple vietnamien désirera » (1). Cette vie du prince Bảo Long, héritier de la couronne d’Annam, s’est terminée très discrètement le 28 juillet dernier en France. Il avait vécu quelques années à Londres au soir de sa vie, et plus longuement au Viet Nam et en France auparavant.
1997. Obsèques religieuses du dernier monarque vietnamien, Bảo Đại (2). A côté du cercueil, en avant de l’assistance, se tient digne et silencieux, mais froid, comme ailleurs, Bao Long, désormais Chef de la Maison des Nguyễn. La cérémonie terminée, il part discrètement par une porte latérale de l’église, et c’est la princesse Monique, deuxième épouse de Bảo Đại, qui suit la bière portée par des anciens de l’armée française d’Indochine. L’assistance, où lesVietnamiens sont minoritaires, est peu étonnée malgré ce départ sans aucune déclaration, car elle savait que les liens n’étaient plus que formels entre le défunt et son fils.
Quatre janvier 1936. La Cour d’Annam est joyeuse : un prince est né au palais Kiến Trung (3), dans la Cité Interdite de Huế, de l’empereur Bao Dai et de l’impératrice Nam Phương, mariés 2 ans auparavant. Enfin un héritier, et tout à fait légitime, au contraire des rumeurs entourant la propre naissance de son père (4): Bao Dai et Nam Phuong s’aimaient vraiment dans ces années-là. L’enfant s’appellera Bảo Long. Quelques années après, au printemps 1939, il sera officiellement désigné prince héritier à l’occasion d’une des dernières grandes cérémonies publiques de la Cour vietnamienne en costume d’apparat.
En 1953␣ L’enfance de Bao Long est un peu triste selon ses propres paroles, même pour un prince issu de parents vivant dans la modernité, dans l’appartement de type européen installé au sein du palais Kiên Trung. Il a vécu ses premières années entouré de la chaude affection visible de sa mère, mais dans le corset des devoirs très désuets et extrêmement archaïques de la Cour. Ses parents se parlant dans leur vie privée en français, Bao Long parle également cette langue dès la prime enfance, à laquelle s’ajoutera plus tard le vietnamien (surtout à partir de 1945) et l’anglais. Daniel Grandclément (5) rapporte que son éducation religieuse aurait été entourée d’un secret : éducation religieuse bouddhiste le jour car prince héritier d’Annam, catéchisme catholique en cachette le soir sur l’instigation de l’impératrice, fervente catholique, fait que les Vietnamiens semblent avoir ignoré longtemps. Ce grand reporter en rapporte également le résultat : Bao Long serait devenu athée dès l’âge adulte.
La deuxième guerre mondiale n’a pas d’effet sur sa vie: entre les visites hebdomadaires à la vieille Reine-Mère où le petit prince s’ennuie ferme de son propre aveu, les cours peu gais des précepteurs (on lui fait apprendre outre les langues la calligraphie chinoise), Bao Long dispose à peine de temps pour se faire câliner par sa mère. Lors de l’abdication de son père en août 1945, qui quitte la famille pour aller à Hà Nôi en tant que conseiller suprême du gouvernement de Hô Chi Minh, l’impératrice devenue la citoyenne Vinh Thuy quitte avec ses enfants la Cité Interdite de Huê pour aller résider au palais An Dinh (6), où tout le monde vit sous la surveillance permanente d’un can bô (cadre politique) communiste. Bao Long est alors inscrit à l’école communale, où il se défait totalement de la pratique du français, et où il va participer à toutes les manifestations alors nombreuses, comme tous les élèves. Pour lui, c’est un happening permanent. Huê connaît des manifestations massives d’abord gouvernementales en 1945, puis à partir du début de 1946, anti-gouvernementales, plus sporadiques. 1936 – dans les bras maternels
Entretemps, les Français, éliminés politiquement par les Japonais en mars 1945 par leur « coup de force », sont revenus avec les troupes du général Leclerc à la fin de 1945, d’abord au sud, ensuite à Ha Noï. Bao Long, ayant à peine 10 ans, ne se doute peut-être pas de l’évolution politique. D’ailleurs, à l’école communale, et selon les sources disponibles, il aurait été l’un des élèves manifestant régulièrement pour le gouvernement vietnamien de Hô Chi Minh, si tant est qu’on ait une position politique fondée à ce très jeune âge.
1939 – cérémonie d’investiture de Bao Long comme Prince Héritier
1946. La bataille entre les troupes françaises et les troupes viêt-minh éclate à Huê. Par ailleurs, la situation politique change, car Bao Dai passé et resté en Chine lors d’un voyage d’une déléga- tion vietnamienne auprès de Tchang Kaï Chek, retrouve sa liberté d’action. L’impératrice, pour éviter les combats, va se réfugier chez des prêtres canadiens avec sa famille. Bao Long va y redécouvrir sa situation véritable. Héritier d’une couronne perdue, il est protégé autant que possible malgré les conditions de vie précaires. Les combats devenant trop proches, la famille passe à une autre résidence, celle du représentant de la banque d’Indochine à Huê, qui est aussi le bâtiment de la banque. Bao Long est alors encore mieux protégé: il est obligé de dormir le soir seul dans la salle des coffres au sous-sol, assez solide pour résister aux bombardements. Finalement, les troupes françaises profitant d’un répit évacuent toute la famille à Da Lat. De là, elle s’envole plus tard pour la France et y retrouve Bao Dai qui commençait à négocier avec la France l’indépendance du Viet Nam, non communiste celui-là. 1946- à l’extrême gauche, réfugié chez les prêtres canadiens.
Avec l’établissement de l’Etat du Viêt Nam avec Bao Dai à sa tête, tout change pour Bao Long. Il redevient prince héritier dans un Etat qui n’est ni monarchie ni république mais dirigé par un ex-monarque (7). Bao Long va être inscrit dans un établissement scolaire francophone bien connu de Da Lat, le collège d’Adran, où il peut reprendre le cours redevenu moins chaotique de sa vie.
Néanmoins, il sera définitivement inscrit à la rentrée scolaire de 1949 à « l’annexe » du sud-ouest français de l’Ecole des Roches, institution scolaire privée connue de Normandie(8), où il va très vite rattraper son retard scolaire (il « saute » la 3è) du aux évènements, obtenant son baccalauréat (section philosophie) à 17 ans, en 1953. Son séjour en internat à l’Ecole des Roches a donné lieu à une tentative d’enlèvement en 1950 que la presse française de l’époque mentionne comme inspiré par le parti communiste français. De cette date au baccalauréat, il sera accompagné en permanence et partout d’un policier français armé, même en classe, même en internat. Mais la politique le rattrape, car à partir de 1950, la presse internationale mentionne à intervalles réguliers le remplacement de l’ex-empereur par son fils Bao Long. Durant cette période scolaire, la vie continue pour lui durant les vacances d’été au Viet Nam, à Da Lat calme malgré la guerre, dans la résidence que les touristes peuvent visiter de nos jours, et où tout est conservé en l’état. En 1952, le prince représente son père au couronnement d’Elizabeth II à Londres. L’an suivant et après son baccalauréat, il suit peu de temps en auditeur libre les cours de Sciences Politiques à Paris, qui ne lui conviennent pas, car il veut s’engager dans l’armée vietnamienne, à l’académie militaire vietnamienne de Da Lat. Bao Dai refuse et l’oblige à s’inscrire à l’académie militaire de St Cyr en France, et il en est mortifié. Il a 18 ans en 1954: Dien Biên Phu sonne le glas de la présence française en Asie. Des efforts sont tentés pour sauvegarder la couronne pour ce jeune prince si beau dans son uniforme ou arborant l’ « ao dai » traditionnel vietnamien. A cette période, le grand public utilise les timbres bien connus (photo ci-dessous) où l’on voit un jeune prince finement beau en dépit de son air réservé : il a hérité en masculin de la beauté et du regard de sa mère.
La nomination de Ngô Dinh Diêm comme chef de gouvernement du Viet Nam non communiste en juin 1954 a donné lieu à une scène que nombre de sources mentionnent: le premier ministre désigné, catholique, aurait juré à genoux devant la croix chrétienne de sauvegarder le trône au profit de Bao Long. Cette scène a son prolongement un an plus tard. Diêm voulant se débarrasser de l’ex-empereur aurait néanmoins envoyé son frère Ngô Dinh Luyên pour trouver un juste milieu avec Bao Dai mais surtout avec Nam Phuong : Bao Long serait nommé chef nominal de l’Etat, avec une régence de l’ex-impératrice jusqu’à la majorité légale du prince (la majorité était à 21 ans à cette époque) et avec Diêm comme chef de gouvernement, l’impératrice étant restée très populaire car d’une vertu et d’une rectitude totales (9). Finalement la monarchie est écartée en 1955.
En 1957, Bao Long sort de l’Ecole de cavalerie de Saumur où il vient d’effectuer son année d’application après être sorti de St Cyr en 1956. Il n’est plus qu’un prince en exil avec seulement un passeport diplomatique, et ses parents vivent désormais à Cannes. Il constate les ravages de la politique dans sa vie, et pense alors à aller se tuer à la guerre, après avoir eu une enfance de prince héritier d’un empire archaïque, et une adolescence loin d’un pays ravagé par la guerre civile. Pour cette période, Daniel Grandclément le décrit en ces termes : « il a le sens du tragique comme son père a le sens du plaisir ».
Il s’engage à la Légion Etrangère - il est vietnamien donc étranger – et va se battre en Algérie au sein du 1er R.E.C. (régiment étranger de cavalerie) de la Légion Etrangère. Sa conduite y sera extrêmement brave, car il « s’éclate » enfin, sortant de sa réserve naturelle : toujours à la tête de ses soldats en première ligne car légionnaire, il se bat le long de la frontière algéro-tunisienne et finit par sauter sur une mine dans son blindé. Ses parents n’en découvrent la nouvelle dans la presse que des mois après. Sa vaillance a été récompensée par la Croix de la Valeur Militaire avec de nombreuses étoiles de vermeil et d’argent, signe reconnu de ses combats. A la fin de la guerre d’Algérie, il est capitaine.
Milieu des années 60. Bao Long a quitté l’armée, après un séjour au Cadre Noir de Saumur, le nec plus ultra des écoles de dressage de la cavalerie classique (à cheval) avec celles de Vienne et de Madrid, au retour d’Algérie où il avait pu rencontrer brièvement un autre prince d’Annam, le fils de Hàm Nghi, également officier à la Légion Etrangère. Il est maintenant banquier, gérant de fortunes privées au sein d’un grand établissement parisien. Sa mère vivait depuis la fin des années 1950 à Chabrignac, dans le sud-ouest français, définitivement séparée de Bao Dai. Chabrignac où Bao Long est d’ailleurs le témoin d’une de ses sœurs pour son mariage.
Il vit seul, célibataire et discret, et très simplement. Les gens le croisent à Paris sans le reconnaître, dans le Marais. On ne lui connaît aucune liaison sentimentale publique, car le sens de la réserve est devenu une seconde nature pour lui, tandis qu’une de ses sœurs vivantes a épousé un grand nom de la noblesse italienne, l’autre se mariant à un banquier de Bordeaux. On connaît cependant ses goûts, dont les arts, la musique, et le jeu d’échecs (il y est excellent, jouant durant sa période militaire avec des adversaires en énonçant simplement ses coups, loin de l’échiquier). On lui connaît par ailleurs des amis fidèles personnels issus soit de St Cyr (dont le futur général Morillon ancien commandant des forces internationales en ex-Yougoslavie dans les années 1990, devenu plus tard député européen), soit de l’Ecole des Roches. Son goût personnel est très sûr, et une revue mensuelle française de décoration intérieure a publié au début des années 1970 un reportage photographique sur son appartement parisien dont l’agencement décoratif mariant l’Occident et l’Orient est d’un goût exquis. Et les années passent.
Bao Long étant très attaché à sa mère n’a pas donné son opinion son avis sur le remariage de Bao Dai veuf avec une Lorraine au début des années 1980. Il semble avoir été peiné de voir Bao Dai négliger totalement la diaspora vietnamienne, après la conquête militaire du Sud-Vietnam par le Nord-Vietnam de 1975, à part un voyage aux USA en 1984, d’ailleurs écourté. Le père devenu indigne par sa ruine progressive aux tables des casinos et le fils vertueux ne se voient désormais que rarement.
A la fin des années 1990, Bao Long quitte la France et s’installe à Londres. A partir de cette date, et à part sa présence aux obsèques de son père en 1997, plus rien de public n’est connu de sa vie, sauf les quelques démêlés vers 2002-2004 avec un cousin éloigné vivant aux USA, Nguyên Phuoc Buu Chanh, qui aurait voulu s’arroger l’Ordre du Dragon d’Annam pour des raisons politiciennes, problème que Bao Long a réglé de manière militaire : cinglante (10). Au contraire de ce cousin, Bao Long voulait rester en dehors des partis politiques, témoin sa déclaration mentionnée au début du présent texte, attestant sa recherche d’une légitimité, si tant est qu’il en reste. Finalement on apprend simplement par la presse internationale (dont la presse officielle vietnamienne sur un ton non-antagoniste, signe des temps) sa mort en France, à Sens, le 28 juillet à l’âge encore vert de 71 ans.
Tout au long de sa vie d’adulte, il n’aura eu aucun mot public sur les Vietnamiens des 2 bords, malgré sa naissance particulière. Le drame du Viet Nam l’a torturé longtemps, ce qui prouve qu’il a aimé son pays, et sa recherche infructueuse de la mort en Algérie l’a attesté. Sa vie personnelle a été d’une simplicité totale. Son père qu’il a très aimé et admiré jusqu’à l’âge adulte lui est devenu plus étranger par la suite, malgré les souvenirs très chaleureux qu’il a relatés avec émotion à D. Grandclément : le fils aimait le père, mais le prince héritier fustigeait le monarque. La minorité de Vietnamiens qui connaît son existence discrète lui sait gré d’avoir eu durant sa vie une conduite personnelle à l’image de sa mère l’impératrice Nam Phuong: honnêteté et rectitude, en symbole, et non objet des partis. Avec lui disparaît le deuxième des 2 seuls Dong Cung Hoàng Thai Tu, princes héritiers investis, de la dernière dynastie vietnamienne, celle des Nguyên (11). Son jeune frère Bao Thang né en 1943 est désormais le représentant du très peu qui reste de la couronne d’Annam, hors les splendeurs architecturales, culturelles, et cultuelles de l’ancienne capitale, Huê, car l’écrasante majorité de la population vietnamienne est née bien après 1955.
GNCD
Sources : les sources principales sont les Archives Nationales de France, section outre-mer (CAOM), l’excellent ouvrage de Daniel Grandclément mentionné en (5) ci-dessous, et la presse française des années 1950. Les détails que l’on peut trouver sur Internet sont disparates et quelquefois erronés, du moins pour l’auteur de ces lignes. Iconographie : Archives Nationales de France et Internet
Renvois :
(1) déclaration faite à Daniel Grandclément après 1997
(2) 6 août 1997, église St Pierre de Chaillot à Paris. Bao Dai s’est converti au catholicisme dans cette église en 1988
(3) très endommagé en 1946, puis détruit dans les combats de 1968 dans l’enceinte de la Cité Interdite de Huê
(4) CAOM – Khai Dinh aurait été impuissant, d’où un doute sur la vraie filiation de Bao Dai (5) Les derniers jours de l’Empire d’Annam – 1997 - Daniel Granclément - éditions Jean-Claude Lattès
(6) rénové il y a quelques années avec le concours de l’UNESCO
(7) L’Etat du Vietnam, basé sur l’ordonnance N°1 servant de charte, est une monarchie de fait ; Bao Dai, étrangement loyal et cohérent, a toujours reconnu comme valable son abdication de 1945, et souhaitait donner un statut définitif au pays par un référendum ultérieur. Le référendum organisé par Diêm en 1955 – et truqué selon la majorité des sources disponibles, y compris américaines - le déposa définitivement.
(8) la présence de Bao Long détermina l’arrivée ultérieure à l’Ecole des Roches de nombre d’enfants de l’aristocratie européenne, dont l’actuel prince héritier du Danemark, fils du prince consort Henrik de Danemark né en Indochine et licencié de langue vietnamienne
(9) beaucoup de sources ont mentionné le fort respect de Diêm pour Nam Phuong, catholique comme lui; ce serait pour cette raison que Diêm aurait proposé une liste civile (pension) à la famille royale en exil, pension finalement non versée mais mentionnée par certains auteurs dont Trân Van Dôn – Viet Nam Nhân Chung – éditions Xuân Thu – 1989. Sur Nam Phuong, cf
(10) l’Ordre du Dragon d’Annam fondé en 1886 par Dông Khanh est un ordre dynastique comme l’ordre anglais de la Jarretière ou l’ordre austro-espagnol de la Toison d’Or, dépendant de la maison royale et non pas de l’Etat, donc de Bao Long après 1997. Ce dernier l’a publiquement rappelé à ce cousin et a fait rénover l’ordre par Nguyên Phuoc Bao Vang dit Claude Vinh San, fils de Duy Tân. L’ordre relève de Bao Thang depuis le 28 juillet 2007. Le Dragon d’Annam chercherait une orientation vers les œuvres sociales, à l’instar de l’Ordre de Malte, mais à une très moindre échelle.. Sur cet ordre, cf
(11) le premier était Minh Mang, cf Les autres princes devenus souverains Nguyên n’étaient pas héritiers à l’origine.