Chers ami(e)s,
Avec l’autorisation de sa rédactrice en chef, je vous reproduis ci-dessous cet article de Perspectives France-Vietnam, la revue trimestrielle de l’Association d’Amitié Franco-Vietnamienne (AAFV).
Le nom vietnamien de l’Institut de la Littérature est Viện Văn Học (20 Lý Thái Tổ, Hanoi).
Dông Phong
Perspectives France - Vietnam • N°83 • Novembre 2012
Admirateurs de J.J. Rousseau au Vietnam - AAFV
En cette année où l’on commémore le Tricentenaire de la naissance de J.J. Rousseau nous devons à Lê Phong Tuyet de l’Institut de Littérature au Vietnam, cet article dans lequel il apparaît que les grands penseurs et révolutionnaires vietnamiens, à travers tout le XXe siècle, ont eu à l’esprit les idéaux de Jean Jacques Rousseau — le refus de la monarchie, l’exaltation de la liberté et de l’égalité, la défense de l’indépendance de la Justice, la volonté d’assurer le bonheur de chacun dans le respect du Bien commun — et de génération en génération, les ont réinterprétés et intégrés comme un ferment de démocratie dans leur longue lutte pour l’indépendance, et l’élaboration de la République démocratique du Vietnam.
Françoise Paradis
Admirateurs de J.J. Rousseau au Vietnam
(D’après des écrits d’écrivains révolutionnaires du début du XXe siècle)
Lê Phong Tuyet de l’Institut de la littérature au Vietnam.
Au Vietnam, au début du XXe siècle, l’influence des idées du Siècle des Lumières en général et de Jean-Jacques Rousseau en particulier s’est manifestée principalement à travers trois mouvements :
1 Phan Chu Trinh et le mouvement « Duy Tân » (mouvement de Modernisation du Vietnam, 1906-1908) :
Duy tân fut organisé par Phan Chu Trinh, HuynhThuc Khang et Tran Quy Cap, trois lettrés de QuangNam, au centre du pays. L’objectif de leur combat était de moderniser le Vietnam en suivant le modèle de la démocratie européenne et en luttant pacifiquement contre le colonialisme français ; son instrument, des journaux écrits en français. Phan Chu Trinh, après avoir connu les « NouvellesLettres »11, fut le premier à assimiler les idées européennes progressistes.
Ses amis et lui étaient habités par les notions de Liberté et de Démocratie. L’admiration de Phan ChuTrinh pour l’Europe s’exprimait d’ailleurs par le choix de son pseudonyme « Hy Mã » (Mazzini) .
Ainsi, le Mouvement de la Modernisation s’établit-il en Annam, avec trois slogans :
- Réveil de la conscience nationale pour amener l’union du peuple contre l’Administration coloniale.
- Abolition du système d’éducation vietnamien avec ses examens considérés comme routiniers et bornés, encouragement à l’apprentissage du Français jugé « utile à la recherche du progrès », abolition des mœurs arriérées et fastueuses des lettrés.
- Encouragement à l’apprentissage par tous d’un métier, pour développer la production des marchandises et le commerce.
La vision qu’avait Phan Chu Trinh de la démocratie bourgeoise se manifeste dans plusieurs de ses écrits et ses actions, tant au Vietnam qu’en France.
Ainsi donna-t-il des cours au Đông kinh nghĩa thục, une école moderne patriotique qu’il créa pour de jeunes hommes et femmes vietnamiens et qui demandait à ses étudiants de renoncer à leurs traditions élitistes. Son poème Tỉnh Quốc hồn ca (la chanson du Réveil de l’Esprit national), composé au Vietnam en 1907 et à Marseille en 1922, exprime parfaitement son idée de la Modernisation bourgeoise et démocratique. Il compare en douze fragments la conscience et les connaissances de notre peuple avec celles des Européens et en déduit douze « commandements » concernant les problèmes les plus concrets dans la quête d’une démocratie Vietnamienne :
Avoir le courage de se sacrifier pour une juste cause,
Apprendre un métier,
Prendre plus de risques,
Être solidaire,
.Faire des partenariats dans les affaires,
.Organiser des funérailles simples,
Améliorer la productivité des machines,
Travailler avec des délais précis,
Vivre sans superstition,
Travailler pour l’intérêt général du peuple,
Construire un grand nombre d’industries de production,
Avoir un système de santé publique organisé de manière efficace.
Une deuxième partie de cinq fragments accuse tant le mécanisme corrompu de l’autorité féodale vietnamienne que l’oppression brutale du colonialisme français. Elle fait aussi appel à une coopération réelle entre la France et le Vietnam. Selon Phan Chu Trinh, c’est l’éducation, qui est la valeur dominante pour la modernisation du pays. Il développe notamment cette idée dans son article La situation actuelle du problème (1933). L’expression de lui bien connue « A leur rencontre, veuillez faire des efforts » oppose la difficile mais nécessaire lecture des philosophes des Lumières à la routinière éducation confucéenne en caractères Chinois. La loi occidentale est également exaltée dans l’œuvre de Phan Chu Trinh, surtout pour ce qui concerne la séparation des pouvoirs.
Ainsi souhaite-t-il que la phrase de Rousseau « Il n’est pas bon que celui qui fait les lois les exécute » interpelle vivement les intellectuels vietnamiens de ce début de XXe siècle. Malgré une inlassable lutte pacifique, Phan Chu Trinh n’a pas remporté la victoire. Son chagrin de cet échec est exprimé dans les Récits de Phan Chu Trinh de Vu Gia : « Maintenant — alors que je suis sur le point de mourir, que mes ossements blanchis par le temps vont être confiés à ce pays étranger, que la vague me poussant vers la Liberté, l’Égalité, la Fraternité, ces valeurs découvertes par Montesquieu et Rousseau, n’a su verser aucune goutte sur ce terrain d’Annam — je me sens tout petit et affligé ».
2- Phan Boi Chau et le mouvement Đong Du :
Phan Bội Châu a tenté une autre démarche et organisé le mouvement Đông Du dans le but d’envoyer des jeunes au Japon ou en Chine faire des études pour qu’à leur retour, ils libèrent le pays du colonialisme français. L’admiration pour J. J. Rousseau, qui se manifeste à travers les écrits de Phan Bội Châu lui vient et évolue avec le temps.
En 1909, une lettre de Phan Bội Châu exposait au groupe de Phan Chu ce qu’il pensait être la cause de sa défaite. Selon Phan Bội Châu, le combat de Phan Chu Trinh pour la démocratie au Vietnam était prématuré, compte tenu de l’insuffisant niveau intellectuel du peuple qui ne pouvait pas la recevoir.
Il écrit : « Depuis vingt ans je suis plongé dans la vague de l’esclavage, au sein d’une mer déshonorée, je me suis enivré avec la théorie de la relation entre le roi et ses sujets portés par des lettrés routiniers et bornés. Je ne sais pas qui sont Montesquieu et Rousseau ! On dit qu’actuellement vous faites bien des efforts pour encourager le peuple en faisant valoir la démocratie, ce monstre qu’on n’a jamais vu depuis mille ans… En vous hâtant de prendre l’initiative d’une théorie éclectique, en poussant les gens à la croisée de trois, de sept chemins, vous faites crier ce mot, mais dans combien de temps, combien de personnes seront-elles d’accord ?… » Mais en 1926, dans Văn tế Phan Chu Trinh2 (Oraison funèbre de Phan Chu Trinh), Phan Bội Châu vante le mérite du défunt dans l’introduction des pensées européennes au Vietnam et exalte les noms de Mazzini, de Louis XVI pour avoir encouragé la tolérance, de Rousseau et de Montesquieu pour leur aspiration à la démocratie. C’est après avoir lu au Japon les « Nouvelles Lettres » que Phan Bội Châu avait changé de position. Dans La lettre pleine de sincérité envoyée de l’étranger Hải ngoại huyết thư (Japon, 1912)3, il s’attache à conseiller au peuple vietnamien d’encourager les études des jeunes à l’étranger, afin qu’ils acquièrent les meilleures connaissances possibles du monde et des grands philosophes tels Dụ Cát (Fukuzawa Yukichi) ou Lư Thoa (J. J. Rousseau).
Une trace de l’admiration de Phan Bội Châu pour Rousseau se trouve dans le récit de sa création de la « Ligue pour la Restauration du Vietnam » (1920). Dans Phan Bội Châu Chronique, il écrit : « En 1912, l’Association de Restauration du Viet Nam fut créée et dut tout d’abord répondre à la question : Monarchie ou Démocratie. Depuis mon séjour au Japon, […], j’admirais la théorie de Rousseau ; […] » De fait, appuyé sur un changement de stratégie révolutionnaire après les échanges entre En Khai Luong et Sun Yat-sen, Phan Bội Châu put en 1920 orienter l’assemblée vers le refus de la monarchie et le choix de la démocratie, celle-ci devenant le moyen et le but de la libération. Bel hommage aux deux valeurs rousseauistes essentielles, Liberté et Égalité…« La perspective ayant changé, je pus me trouver dans la salle de réunion pour demander aux auditeurs de ratifier la résolution « Démocratie », […] ; Le congrès décida de dissoudre l’Association Duy Tân au profit de la nouvelle dite Viet Nam Quang phục hội » La raison d’être de l’Association était de chasser le colonialisme français et de fonder la République démocratique du Viet Nam.
Néanmoins, l’idée clef de Phan Bội Châu : atteindre ces buts en s’appuyant sur les mouvements chinois et japonais, ne mena pas non plus à la victoire.
3 - Une autre force issue des deux grands mouvements précédents fut le Mouvement communiste dont Nguyen Ai Quoc était le leader.
Un personnage très proche de Nguyễn Ái Quốc : Nguyễn An Ninh.
Nguyễn An Ninh avait vite assimilé la pensée démocratique lors de ses études à la Sorbonne.
En 1922, il fonda le journal La Cloche fêlée, périodique en français, condamnant le régime colonial.
En 1923, lors de son deuxième retour au pays, il procéda à la première traduction du Contrat social de Rousseau. Celle-ci visait à la vulgarisation de la pensée sur l’égalité à partir de cette certitude du philosophe : « L’homme est né libre ». Elle présentait également la position de Rousseau sur l’État : Dans le Contrat social l’État est une institution de gouvernance. Le mérite de cette traduction ne s’arrête pas là. Bùi Khánh Thế dans Nguyễn An Ninh et les problèmes de culture, de langue et d’éducation, Magazine Hồn Việt [Esprit vietnamien] n° du 2 décembre 2010 remarque : « Dans sa première traduction d’un essai philosophique français, sont apparus des mots qui sont récurrents aujourd’hui : loi, société, droit de l’homme, autonomie, liberté, suffrage universel, humanité, droit, force, politique, oppression…La démocratie se trouvait donc confirmée comme le but de la lutte révolutionnaire.
Mais c’est par excellence Nguyễn Ái Quốc qui l’associa à la libération nationale. Avec Nguyễn An Ninh, il fonda et rédigea Le Paria. À la suite de sa rencontre avec des représentants communistes français et russes, son itinéraire révolutionnaire fut différent de celui de Phan Chu Trinh et Phan Bội Châu.
La situation internationale à la fin de la Première Guerre mondiale ouvrit de nouveaux horizons. On se préoccupait des colonies. Revendications du peuple annamite (1919), signé par Nguyễn Ái Quốc, envoyé au Traité de Versailles, mit en garde les Alliés quant à la situation des pays colonisés. Dans Procès de la colonisation française (1925 en français) Nguyễn Ái Quốc analysait la nature cruelle du colonialisme français, le dénonçait et vantait le mouvement de lutte des peuples colonisés. Le souci principal de Nguyễn Ái Quốc comme de ses camarades restait donc la Liberté, mais la mise en accusation du régime monarchique érigé par le colonialisme français fut aussi l’objet de plusieurs ses écrits : Ainsi, en 1922, à l’occasion de la visite du roi Khải Định en France, le club du Faubourg présenta-t-il une pièce en français de Nguyễn Ái Quốc : Dragon de bambou. L’auteur y ironise et critique un roi asiatique fantoche, qui ressemble à un dragon mais qui n’est en fait qu’une racine de bambou.
Lors de la libération du pays, Démocratie, République et Liberté sont entrées dans la Déclaration d’Indépendance élaborée et établie par Hồ Chí Minh le 2 septembre 1945, dans la Constitution votée par l’Assemblée Nationale en 1946, mais aussi dans la devise nationale qui forme l’en-tête des papiers officiels :
République Démocratique du Việt Nam
Indépendance, Liberté, Bonheur
Il est clair que ces mots d’ordre ont une résonance avant tout rousseauiste.
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1 On appelle Nouvelles Lettres les livres qui venaient de Chine, traduisant des idées européennes, concernant en particulier les Lumières et la démocratie.
2-Op.cit.Note 3. pp. 282, 284
3-Phan Bội Châu Chronique, Edition Littérature, Histoire, Géographie, 1957, tr. 82