- sur ce lien du monde.fr:
http://www.lemonde.fr/livres/article...8725_3260.html
- cette critique littéraire :
Histoire d'un livre. Patrick Deville et le bacille de l'écrivain-voyageurLE MONDE DES LIVRES | 23.08.2012 à 16h38
Par Raphaëlle Leyris
L'écrivain Patrick Deville. | D.R.
En pleine chasse aux papillons, le naturaliste et explorateur Henri Mouhot se cogne la tête et découvre les temples d'Angkor, en 1861. Tel était le point de départ du superbe Kampuchéa (Seuil, 2011). Ce pourrait, aussi, être un résumé de la "méthode Patrick Deville" : filet à la main, l'écrivain suit la piste d'un aventurier, tombe par hasard sur un autre personnage passionnant, et remonte de multiples pistes parallèles, d'un fleuve à l'autre, de l'Amérique latine à l'Afrique, avant l'Asie du Sud-Est. Ainsi, le cycle romanesque commencé avec Pura Vida (Seuil, 2004) dans les pas de William Walker (1824-1860), flibustier nord-américain devenu président du Nicaragua, l'a entraîné, pour Equatoria (Seuil, 2009), sur les traces de l'explorateur Pierre Savorgnan de Brazza (1852-1905). Lequel l'a amené à s'intéresser au personnage du médecin et biologiste Albert Calmette, aux côtés duquel Brazza avait étudié à l'école navale de Brest, et qu'il recroisa à Libreville.
C'est par l'entremise de ce Calmette que Patrick Deville fait la connaissance des "pasteuriens", ces disciples de Louis Pasteur, lancés dans la grande aventure de la découverte scientifique. "Des types pour lesquels j'ai beaucoup d'admiration", dit l'écrivain-voyageur. Qui commence par envisager de consacrer un livre à "cette petite bande". Mais, au fil de ses recherches pour Kampuchéa, parti sur les traces du photographe et diplomate Auguste Pavie (1847-1925) qui définit les frontières entre le Laos, la Chine et la Birmanie, il rencontre le personnage d'Alexandre Yersin, découvreur du bacille de la peste, explorateur et curieux tous azimuts, qui aida la mission Pavie à fixer les frontières du Laos. Il fait une brève apparition dans Kampuchéa. "J'ai hésité à y consacrer un bref chapitre à sa vie", rapporte l'auteur. Il a bien fait de s'abstenir : on aurait sinon été privé de l'un des plus passionnants ouvrages de cette rentrée.
Rat de bibliothèque
Après s'être procuré des publications scientifiques épuisées d'Alexandre Yersin, Patrick Deville prend contact avec les archives de l'Institut Pasteur, à Paris. Il tombe alors, dit-il, "sur un trésor absolument inimaginable". Des boîtes entières de lettres classées, "écrites à la plume". La correspondance de Yersin, mais aussi d'autres pasteuriens, réunie grâce à la ténacité des documentalistes, aidés par "des legs successifs un peu hasardeux". Aux archives de l'institut, Patrick Deville se voit attribuer "un bureau, une lampe, et un référent scientifique" pour le guider à travers les milliers de missives.
Difficile d'imaginer Patrick Deville, globe-trotteur à la belle gueule burinée, en rat de bibliothèque, mais il passe ainsi des semaines entières rue Emile-Roux à examiner au microscope la vie de Yersin et se retrouve, s'amuse-t-il, "à faire des horaires de bureau". "Par goût personnel, précise-t-il, je pourrais encore être plongé dans ces archives. Mais je ne suis pas chercheur..." Après cette patiente collecte d'informations, Patrick Deville revêt sa casquette d'écrivain-voyageur : c'est dans "l'aller-retour permanent entre ce qu'on voit et ce qu'on sait", dit-il, que s'élabore le travail préalable à l'écriture.
Il se rend ainsi à Morges, en Suisse, où Yersin est né, puis au Vietnam. Il passe par Hô Chi MinhVille, ex-Saïgon, où Yersin a débarqué et est revenu à de nombreuses reprises, par Dalat, dont le scientifique a découvert le site, avant d'y fonder un sanatorium, par Nha Trang, où il a créé un Institut Pasteur en 1895 (devenu un musée Yersin) et, surtout, par Hon Bà, au chalet du savant : "Un endroit magnifique, dans la jungle froide, au bout d'une route. Impossible d'aller plus loin."
Après ce travail de repérage, d'imprégnation des lieux, le directeur de la maison des écrivains étrangers et traducteurs de Saint-Nazaire se fixe à Nha Trang, pour écrire. "Je procède toujours ainsi : après les recherches et les voyages, je m'enferme dans une chambre d'hôtel à l'étranger. Je ne peux ni retourner, ni en bibliothèque, ni consulter d'autres archives que celles que j'ai emportées... Sans quoi je serais capable de passer dix ans sur chaque livre."
Il écrit "très vite, presque dans un geste" : "Avant de me lancer, dit-il, j'ai déjà la structure du livre, sa chronologie, les titres de chapitres..." Peste & Choléra tranche avec Pura Vida, Equatoria et Kampuchéa parce que ce texte d'une grande simplicité (apparente) est entièrement à la troisième personne : les précédents étaient traversés par un narrateur qui semblait emprunter à l'auteur sa voix tannée de baroudeur. "J'étais fatigué de ce "je" qui servait surtout à faire tenir le livre, parce qu'on y trouvait plusieurs strates de temps, de lieux etc., explique Deville. La troisième personne, et l'unité, sont presque une contrainte oulipienne que je me suis fixée."
Patrick Deville pense que "le livre ne plairait pas à Yersin, qui n'aimait pas être sur le devant de la scène". Mais il est heureux de "s'être mis au service d'un type à qui on ne peut rien reprocher - il n'était ni raciste ni colonialiste, il oeuvrait pour le bien..." Le prochain livre de Patrick Deville devrait l'emmener au Mexique, où il effectue un séjour annuel "depuis cinq ou six ans". Il est temps d'épingler les papillons qu'il y a pris dans ses filets.
Extrait
"On commence à l'accuser de dispersion. On n'a pas vraiment tort. Yersin est le découvreur du bacille de la peste et l'inventeur du vaccin contre la peste. Il devrait être à Paris ou à Genève, à la tête d'un laboratoire ou d'un hôpital, à l'Académie, une sommité, un mandarin. On le dit retiré dans un village de pêcheurs à l'autre bout du monde. Les journalistes qu'il refuse de recevoir son bien obligés d'inventer, de tresser la légende noire. On le dit parfois seul au fond d'une cabane et marchant sur sa barbe d'ermite. On le décrit comme le roi fou d'une peuplade abrutie sur laquelle il se livre à des expérimentations cruelles et difficilement envisageables."
Peste & Choléra, page 154
Critique: un héros très discret
Le 30 mai 1940, Alexandre Yersin quitte Paris à bord du dernier avion Air France pour Saïgon. Il a 80 ans et ne reverra jamais la patrie que, né suisse, il s'est choisie. C'est ce dernier voyage, ce dernier départ, que Patrick Deville a choisi comme trame discrète de son livre, admirablement construit. Il y retrace le destin de ce "pasteurien", depuis la mort de son père, un scientifique lui aussi, quelques mois avant sa naissance, dans le canton de Vaud. La vie à l'Institut Pasteur, penché sur sa paillasse à examiner des microbes, ne suffit pas à Alexandre Yersin, qui veut voir le monde : il sera brièvement médecin embarqué sur un navire, puis reprendra son bâton de bactériologiste militant. Non content de découvrir le bacille de la peste presque par hasard, à cause de conditions de travail peu confortables, il aura l'intuition des usages possibles de l'hévéa, préinventera le Coca-Cola, tout en menant des explorations à travers l'Asie du Sud-Est.
A travers la longue vie d'Alexandre Yersin, Patrick Deville raconte un siècle de découvertes scientifiques, de guerres franco-allemandes, de colonisation... Ce remarquable styliste conjugue la vivacité avec laquelle il mène son récit et la sobriété de sa phrase, écrite comme en gardant toujours un léger sourire en coin - qui peut signifier la bienveillance pour son modèle tout autant que l'amusement pour sa propre position de "fantôme du futur" parti sur les traces d'un héros très discret. L'écrivain évite ainsi à son roman de sombrer dans l'hagiographie, et livre l'un des textes les plus intéressants de la rentrée.
Peste & Choléra, de Patrick Deville, Seuil, "Fiction & Cie", 228 p., 18 €.
Signalons, du même auteur, la parution en poche de Kampuchéa, Points, 264 p., 6,70 €.
ps : j'ai " croisé " l'auteur du livre à Saint Nazaire (44) où il est directeur de la Maison des Ecrivains Etrangers et Traducteurs (ou MEET) en Novembre 2011 (journées organisées sur les jeunes écrivains du Cambodge )