Une petite biographie d'Alexandre Yersin qui,outre la découverte de la bacille de la peste, passait son temps à soigner gratuitement les Vietnamiens.
"Demander de l'argent pour soigner un de ces malades, c'est un peu lui dire la bourse ou la vie."
Le 20 juin 1894, dans une cabane construite à la hâte dans le jardin de l'hôpital de Hong Kong, Alexandre Émile Jean Yersin, 31 ans, se penche sur son microscope. Ce qu'il voit l'effraie : des milliers de petites taches. Elles grouillent. Il a un mouvement de recul. Pour la toute première fois, un homme observe le bacille de la peste, le plus grand tueur en série depuis l'aube des temps. Pour remercier Yersin de sa découverte, on lui fait l'honneur de donner son nom à la bactérie : Yersinia pestis. Joli cadeau ! Mais sans doute se console-t-il en se répétant qu'il n'a pas découvert la bactérie responsable de la syphilis...
Médecin, bactériologiste, explorateur, ethnologue, ex-préparateur à l'Institut Pasteur, Yersin est une des personnalités les plus attachantes de la fin du XIXe siècle. Né en Suisse, il a pris la nationalité française : sans doute ne jouait-il pas au tennis... En juin 1894, il est à Saigon quand le ministère des Colonies français et l'Institut Pasteur lui demandent de se rendre toute affaire cessante à Hong Kong, sous le coup d'une terrible épidémie de peste bubonique. Celle-ci vient de débarquer de Canton où elle a déjà envoyé 60 000 Chinois serrer la main de leurs ancêtres. Ce dont les autorités françaises se ficheraient comme de l'an quarante si, après Hong Kong l'épidémie ne menaçait pas de contaminer l'Indochine. Elles font donc appel à Yersin pour découvrir "la nature du fléau, les conditions dans lesquelles il se propage, et rechercher les mesures les plus efficaces pour l'empêcher d'atteindre nos possessions". Celui-ci n'hésite pas. Il rejoint la colonie britannique le 15 juin, quand déjà plus de 300 Chinois sont morts.
"Court, trapu, à bouts arrondis"
Faute de place, Yersin installe son matériel de laboratoire dans une paillote qu'il fait bâtir à la hâte dans la cour de l'hôpital de la ville. Puis il parcourt le quartier chinois où la peste fait des ravages, alors qu'elle épargne la ville européenne. Il ne peut que constater des conditions hygiéniques déplorables, qui favorisent l'épidémie. Les familles s'entassent dans de misérables logements en colocation avec des millions de rats. Les ordures traînent partout, les égouts débordent. C'est une horreur. Mais il en faut plus pour décourager Yersin. Du 17 au 19 juin, il multiplie les autopsies et les prélèvements sur les cadavres des pestiférés. "Il était tout indiqué de rechercher tout d'abord s'il existe un microbe dans le sang des malades et dans la pulpe des bubons", écrit-il par la suite. Le 20 juin 1894, des bacilles, il en trouve. Ça fourmille, ça grouille. "La pulpe des bubons est, dans tous les cas, remplie d'une véritable purée d'un bacille court, trapu, à bouts arrondis, assez facile à colorer par les couleurs d'aniline, et ne se teignant pas par la méthode de Gram", note-t-il.
Durant plusieurs jours, Yersin multiplie les observations et les expériences pour confondre définitivement le tueur microscopique. Il injecte la purée de bacilles d'un animal à l'autre pour en vérifier la virulence. Il confirme que les rats sont les grands pourvoyeurs de la peste. Mais comment la bactérie fait-elle pour sauter du rongeur à l'homme ? Il a beau chercher, il ne trouve pas. Peste ! Il n'a pas l'idée d'incriminer la puce. En revanche, il constate que la mouche est victime du bacille. "Il y avait beaucoup de mouches crevées. J'ai pris une de ces mouches, et après lui avoir arraché les pattes, les ailes et la tête, je l'ai broyée dans du bouillon et l'ai inoculée à un cobaye. Le liquide d'inoculation contenait une grande quantité de bacilles absolument semblables à celui de la peste, et le cobaye est mort en 48 heures avec les lésions spécifiques de la maladie."
Incubateurs
Simultanément, l'équipe japonaise de Shibasaburo Kitasato, qui a également été appelée à la rescousse, ne parvient pas à observer le même grouillement de bacilles que Yersin. Étrange. On en connaît maintenant la raison : les Japonais, mieux outillés que Yersin, font incuber les échantillons à 37 °C, croyant qu'à cette température les bactéries prolifèrent davantage. Or ce n'est pas le cas : Yersinia pestis préfère une température plus basse. Voilà pourquoi Yersin, qui n'utilise pas d'incubateurs, les repère, lui. Finalement Kitasato parvient, croit-il, à isoler un bacille. Les deux savants décident de partager la découverte. Ultérieurement, les échantillons envoyés par le Japonais en Occident ne montreront que des streptocoques, et non le bacille de peste. Voilà pourquoi, en 1970, le mérite de la découverte du bacille de la peste revient officiellement à Alexandre Yersin et à lui seul.
En revanche, le médecin ne parviendra jamais à fabriquer un vaccin efficace contre la peste. Sa mission achevée à Hong Kong, il s'installe au Vietnam où il poursuit ses recherches en les finançant avec la culture de l'hévéa. Il vend le latex à Michelin. Homme plein de compassion, il soigne gratuitement les centaines d'Annamites qui viennent le trouver. Ce qu'il écrit alors à sa mère devrait être médité par tous les médecins d'aujourd'hui : "Je ne fais pas payer ces gens, la médecine c'est mon pastorat. Demander de l'argent pour soigner un de ces malades, c'est un peu lui dire la bourse ou la vie." On devrait dire ça à Jacques Servier.
http://www.lepoint.fr/c-est-arrive-a...ong-20-06-2012