Interdite de publication au Vietnam, la dissidente Duong Thu Huong sort en France son nouveau roman, Sanctuaire du cœur (Sabine Wespieser Éditeur). Elle y explore les conflits de générations qui traversent une société de plus en plus déchirée. Une fois encore, elle interprète avec bonheur l’âme d’un pays à jamais marqué par le traumatisme de la guerre. Rencontre.
Votre nouveau roman, Sanctuaire du cœur, met en scène un jeune homme, Thanh, qui fugue avant de s’adonner à la prostitution. Était-ce une façon pour vous de dépeindre le Vietnam contemporain ?
Duong Thu Huong : Sanctuaire du cœur parle d’un sujet éternel : les relations familiales, qui occupent une place fondamentale en Asie. Le Vietnam a longtemps été en guerre, comme vous le savez, et le retour à la normale a fait resurgir des phénomènes anciens, presque oubliés, comme les conflits de générations. Beaucoup d’enfants de cadres communistes ont sombré dans l’alcool, la drogue, la débauche ; d’autres se sont littéralement entredéchirés. C’est une réalité. Cela posé, je ne voulais pas faire œuvre de journaliste, mais de romancière. Le thème du retour de l’enfant prodigue est intemporel ; je l’ai simplement intégré au Vietnam d’aujourd’hui. Ce mythe me hante depuis que j’ai vu, à 16 ans, une toile russe sur ce sujet – elle m’a profondément marquée, et j’ai écrit Sanctuaire du cœur pour m’en libérer. Le livre décrit par ailleurs des femmes qui se révoltent contre l’idéologie patriarcale. Les hommes vietnamiens se sont longtemps comportés comme des hommes-singes : les plus âgés avaient le droit d’entretenir des relations sexuelles avec des femmes de l’âge de leur petite-fille sans que cela choque, et sans que les femmes aient leur mot à dire… Les lecteurs vietnamiens conservateurs m’ont souvent critiquée, considérant que je faisais une place trop large au sexe et à l’intimité dans mes romans, taxés d’immoralité. Ce jugement reflète une mentalité typique de l’Asie, où l’usage de la langue de bois est fort répandu. J’y vois pour ma part de l’hypocrisie et de la lâcheté ; j’ai toujours préféré écrire les choses telles qu’elles sont.
Vous ajoutez à l’histoire de Thanh plusieurs autres histoires – celles des différents membres de la famille –, suivant un procédé qui vous est familier, le récit dans le récit. Pourquoi ce type de narration ?
Duong Thu Huong : J’emboîte les histoires comme des poupées russes, en effet. Je n’ai jamais su faire autrement. Autour des scènes de repas et de fêtes de Sanctuaire du cœur se greffent différents conflits familiaux et sociaux qui s’entrelacent, et la structure du livre permet d’éclairer toutes les facettes de la société vietnamienne, en remontant le temps pour suivre les trajectoires individuelles. Le roman explore l’histoire du pays telle que l’ont vécue les différentes générations : résistance contre les Français, révolution, réforme agraire, envoi des intellectuels aux champs, etc., avec tous les retournements de situation que cela suppose. Par ailleurs, j’ai plaisir à raconter des histoires comme on raconte des sagas. C’est mon côté archaïque : je suis pareille à ces conteuses traditionnelles que sont les grands-mères vietnamiennes, aux dents laquées et au pantalon usé…
Votre œuvre est parsemée de descriptions sensuelles, qui célèbrent la nourriture, les paysages, la campagne, les fêtes traditionnelles du pays… D’où vient cet attachement ?
Duong Thu Huong : De mon enfance. Ma grand-mère était propriétaire terrienne, mon père ingénieur, et ma mère institutrice. J’étais donc la seule ignorante de la famille, du fait de l’époque et de mes origines – ni prolétariennes, ni paysannes –, qui me privaient d’accès à l’éducation. En ce temps-là, nous n’avions rien à manger et n’avions le droit de n’acheter que 100 grammes de sucre et 100 grammes de viande par mois. Dès l’âge de 8 ans, j’ai pêché des petits poissons et des crevettes dans les rizières pour améliorer notre ordinaire. Je cherchais du combustible, fouillais dans la boue pour trouver des œufs de canard, guettais les trous où se glissaient les crabes dans les rizières... La vie était très dure. Cette enfance tout entière consacrée à la recherche de nourriture pour ma survie et celle de ma famille a laissé en moi une blessure jamais cicatrisée. Mais elle m’a aussi permis de nouer des liens avec des paysans, de traîner dans les villages, et c’est de là que vient mon intimité avec la campagne, la tendresse que j’ai pour l’eau, le ciel, la terre du Vietnam. Ma peau, mon cœur, ma chair en sont comme imprégnés. Il s’agit d’un amour très concret et très sensuel, viscéral, inconditionnel. C’est pourquoi mes romans font une si grande place aux couleurs, aux parfums, aux saveurs.
Vous êtes devenue l’emblème de la dissidence vietnamienne – Sanctuaire du cœur porte ainsi la marque d’une vision critique du régime. Vous vous êtes pourtant, à l’époque de la guerre contre les États-Unis, engagée aux côtés des communistes…
Duong Thu Huong : Je pensais qu’il s’agissait d’une guerre traditionnelle contre les envahisseurs, comme autrefois contre les Chinois, et, même si les bombes qui pleuvaient sur nous étaient américaines, j’ai eu un choc en voyant que ceux que nous affrontions étaient vietnamiens, tout comme nous… Je faisais partie d’une troupe de théâtre itinérant. Nous donnions des représentations devant les troupes, avec pour slogan : "Chanter plus haut que les bombes". J’ai composé des chansons et des poèmes et, après la réunification du pays, j’ai écrit des nouvelles. Puis des scénarios, pour des raisons alimentaires, avant de jouer les nègres pour des généraux dont il s’agissait de publier les Mémoires… J’ai ainsi pu voir fonctionner la mécanique de la propagande et découvrir la vérité sur les coulisses de la guerre. Cette expérience a été la matrice de ma révolte. Tous ceux dont j’étais proche étaient morts ; seule survivante, il me fallait témoigner. Au Vietnam, on considère que la vie personnelle ne compte pour rien par rapport à la famille ou à la patrie, et mon père m’a transmis ce culte du devoir. C’est sans doute pourquoi les héros de mes romans sont broyés tantôt par les traditions familiales et sociales, tantôt par le régime. C’est devenu une sorte de motif récurrent, presque inconscient.
Vos ennuis avec le pouvoir ont commencé avec Les Paradis aveugles, où vous dénonciez les ravages de la réforme agraire…
Duong Thu Huong : Je me souviens que Nguyen Van Linh (ndlr : secrétaire général du Parti communiste vietnamien entre 1986 et 1991) m’a invitée à dîner, à cette époque. J’ai refusé en disant que, cherchant le chemin pour lutter contre le pouvoir, je ne pouvais décemment m’asseoir à la table d’un roi. Lorsqu’il fut évident que je ne me laisserais pas acheter par une belle maison ou un poste prestigieux, ordre a été donné de confisquer tous les exemplaires des Paradis aveugles. Puis, à partir de Roman sans titre, j’ai officiellement cessé d’exister comme romancière : l’ouvrage a été interdit, et cela a été le cas pour tous ceux qui ont suivi. J’ai été exclue du Parti, emprisonnée, puis placée en résidence surveillée. Lorsqu’on m’a arrêtée, en 1991, on m’a clairement fait comprendre que je n’aurais aucun droit en prison : pas de journaux, pas de télévision, pas de stylo, pas de papier. Mais on m’a permis d’emporter avec moi soit un ouvrage médical, soit un dictionnaire de français. C’était une façon de faire de l’ironie à mes dépens – ils savaient que je ne connaissais aucune langue étrangère. J’avais plus de 40 ans et il était trop tard, pensaient-ils, pour que je puisse apprendre quoi que ce soit. Alors, par défi, j’ai pris le dictionnaire de mon père et étudié le français dans ma cellule… C’est pourquoi je le parle aujourd’hui – même mal.
Propos recueillis par Minh Tran Huy
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