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Le Monde.fr : Le réalisme trompeur de Nguyên Huy Thiêp - Livres
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Critique
Le réalisme trompeur de Nguyên Huy Thiêp
LE MONDE DES LIVRES | 21.02.08 | 11h26
guyên Huy Thiêp appartient à la première génération d'écrivains de l'après-guerre du Vietnam. Depuis la publication en 1987 d'Un général à la retraite (éd. de l'Aube, 1990), il est considéré comme l'un des auteurs le plus en vue de la littérature contemporaine vietnamienne. "Les jeunes écrivains m'admirent, mais je sens bien qu'ils me détestent aussi. En devenant célèbre, je suis devenu détestable", reconnaît-il avec un clin d'oeil. Pendant longtemps, les éditeurs étrangers n'ont publié que ses textes les plus anciens. Mon oncle Hoat est justement un recueil de quatre nouvelles écrites après 2003. "C'est important parce que je ne suis plus un jeune homme, je ne suis plus aussi ingénu qu'avant. J'essaie de faire des choses plus compliquées. Ma vision du monde est moins claire. Et, surtout, quand j'étais jeune, je ne savais pas rire."
Depuis le début des années 2000, en effet, Nguyên Huy Thiêp n'est plus tout à fait le même écrivain. Non seulement parce qu'il sait rire, mais aussi parce qu'il écrit des romans (A nos vingt ans, éd. de l'Aube, 2005), quoique la nouvelle demeure son oxygène littéraire. Entre chaque plongée romanesque, il remonte à la surface le temps d'un petit texte. Plus encore que dans ses autres recueils de nouvelles, le bouddhisme est inscrit dans le texte. Plutôt que de feindre le réalisme social pour le faire éclater, il n'hésite pas à feindre la parabole pour mieux redescendre sur terre. Nguyên Huy Thiêp semble ainsi exceller dans une forme de fatalisme fantaisiste et ironique. "Mais ce n'est pas ironique, c'est ainsi." Second clin d'oeil. Premier éclat de rire.
Au Vietnam, Mon oncle Hoat n'a pas été interdit - à la différence d'A nos vingt ans. Pourtant, la charge est forte contre le régime. Dans la nouvelle éponyme, un père et son fils vont de désillusion en désillusion, perdus dans Hanoï également pleine de misère crasseuse et d'obscène opulence. Quelques pages plus tôt, le narrateur dénonce même clairement le nouveau dong qui a anéanti l'épargne des petites gens. "Je ne sais pas ce qu'ils reprochent à A nos vingt ans qu'ils ne me reprochent pas ici. Au Vietnam, la littérature a un rôle politique qu'elle n'a pas dans les pays développés. Quand on a la démocratie et la liberté, on ne fait pas la même littérature." N'importe quel censeur, même myope, peut pourtant voir qu'il montre du doigt les fantaisies parfois dramatiques de la cohabitation de l'ancien régime communiste et du nouveau capitalisme. Il veut éviter la question en riant : "Je suis écrivain, mon rôle est d'écrire des histoires pour passer le temps. Je continue d'écrire pour me faire publier et obtenir des prix en Europe. On fait toujours de la politique malgré soi." Pour Nguyên Huy Thiêp, la politique est une contrainte presque formelle. En effet, il travaille ses images et ses métaphores pour les faire glisser sur l'oeil du censeur. La traduction française ressuscite parfois ce qu'il avait soigneusement gommé. "Le métier d'un écrivain, c'est d'écrire des mensonges, mais de faire en sorte que le lecteur recherche la vérité qu'on ne dit pas." Il sourit : "C'est ce que les critiques appellent de l'art." Mais Thiêp se méfie des pouvoirs de la littérature, même de la sienne : "Le langage nous induit en erreur. Si on ne se disait rien, si on n'écrivait pas, il n'y aurait pas de méprise, pas de mensonge."
Nguyên Huy Thiêp est l'un des premiers écrivains de son pays à avoir tourné le dos au réalisme socialiste. Le réalisme n'est pas l'affaire de la littérature, c'est une manière de tromper le lecteur, de lui faire croire qu'un livre dit la vérité. Car le fil sur lequel sa littérature chemine à l'aveuglette, c'est bien le fil de la vérité. Quand on l'interroge sur la véracité de telle ou telle scène de son livre, il refuse évidemment de répondre : "Qu'est-ce que tu en penses, toi ?" Ce n'est pas de cette vérité-là qu'il s'agit : "C'est à l'intérieur du lecteur que tout se joue. Moi, j'ignore sa réaction. Dernièrement, j'ai lu un texte que je trouvais très drôle à la réception d'un prix, en Italie. A la fin de mon allocution, les gens sont venus me voir pour me dire que cela les avait fait pleurer." Et il éclate de rire - encore une fois.
MON ONCLE HOAT de Nguyên Huy Thiêp. Traduction collective du vietnamien. Ed. de l'Aube, 110 p., 11,80 €.
Nils C. Ahl
Article paru dans l'édition du 22.02.08