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"Le Bateau", de Nam Le : Nam Le, l'auteur qui "auditionne" ses personnages
LE MONDE DES LIVRES | 01.04.10 | 10h49
Il est né au Vietnam, mais n'avait pas trois mois quand il est arrivé à Melbourne, Australie, en 1979. Il a été avocat avant de se lancer dans l'écriture. De cette expérience, Nam Le a tiré une nouvelle clairement ironique et un brin provocante. Soit le narrateur - un certain Nam donc - qui a laissé tomber l'avocature pour suivre un atelier d'écriture dans l'Iowa.
L'arrivée de son père, qu'il n'a pas vu depuis trois ans, va chambouler sa vie : "J'ai rassemblé au plus vite les paquets de cigarettes, les cachets pour dormir, les porte-encens, et j'ai fourré le tout sur l'étagère du haut, derrière mon édition complète de Kafka." Il se souvient de celui qui, après lui avoir administré moult coups de canne, lui massait les chairs avec du baume du tigre. De celui qui, comme il l'apprendra par hasard alors qu'il est adolescent, a perdu tous les siens lors du massacre de My Lai au Vietnam. Et puis il y a la pression, alors qu'il doit rendre son texte de fin d'année, de ses amis et éditeurs qui lui font comprendre que la littérature ethnique se vend bien, qu'il y a une "demande".
Pour Nam Le, cette nouvelle inaugurale était une manière de nous interroger : est-ce si important de savoir ce qui est ou non autobiographique ? "Je n'aime pas les étiquettes. Je veux être lu, jugé et si possible aimé uniquement sur la base des mots écrits sur la page. Pas sur ce que je suis. J'aime embarquer les lecteurs. Qu'ils me croient. Peu importe si c'est vrai ou non. Je ne pense pas être cynique en disant que les Mémoires et autobiographies empruntent davantage à la fiction que la fiction elle-même, car dans les Mémoires on ne peut jamais se défaire de la question : "Qu'est-ce que le lecteur va penser de moi ?". La fiction, étrangement, offre davantage de liberté pour explorer, si besoin est, nos zones d'ombre et nos blessures."
Impossibles retrouvailles
De fait, si les nouvelles de Nam Le se passent aux quatre coins de la planète, si ses personnages se retrouvent, malgré eux, à jouer un rôle dans la tragédie de l'Histoire, elles n'ont rien de sociologique : ce sont avant tout des drames humains. Que l'on pense à Ron, le très jeune narrateur de "Cartagena" ; ou à Parvin et Sarah dans "Ici Téhéran", qui, chacune à leur manière, tentent désespérément de donner un sens à leur vie. Dans "Revoir Elise", c'est contre un cancer du côlon que se bat Henry. Peintre autrefois en vue, il tente d'approcher sa fille, qu'il n'a pas revue depuis dix-huit ans. Douloureuses et impossibles retrouvailles : "Elle est à moi au sens le plus strict, le plus accidentel du terme. Elle est superbe. Elle ne me ressemble en rien." Nouvelle sur la douleur et la vieillesse, les relations père-fille et la culpabilité, la véritable tragédie d'Henry vient aussi du fait qu'il est incapable de mettre des mots sur ce qui lui arrive.
Et c'est peut-être le trait commun à tous ces remarquables récits : cette impossibilité des personnages à articuler, donc à comprendre, ce qui leur arrive : "Le langage est la plus belle chose que nous possédons et, pourtant, il reste inadapté. C'est atrocement et douloureusement vrai pour un écrivain : chaque phrase est un échec. L'image, le sentiment que l'on avait en tête ne trouvera jamais sa transcription exacte, complète, précise. C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles je suis souvent jaloux, en tant qu'écrivain, de la musique, de la rapidité et de la profondeur de ses effets, ce qu'évoque merveilleusement W. H. Auden dans son poème Homage to Clio."
Pour capturer les voix - le vocabulaire, les rythmes et les accents - de ses personnages, Nam Le les "auditionne" les unes après les autres et, "quand l'une semble juste et en symbiose avec l'histoire qui se raconte, alors (il s)'y accroche aussi fort qu'(il) peu(t)".
Et les voix sont particulièrement justes - notamment dans "Hiroshima" ou "Le bateau", où, à travers la traversée de la jeune Maï, Nam Le nous fait vivre l'enfer des boat people. Là encore, il interroge la part d'humain en chacun de nous. La perte et la douleur, le poids des responsabilités et celui de l'Histoire. Et, "si les conflits, privations, atrocités - que cela soit au Vietnam ou ailleurs - ne peuvent jamais être correctement rendus par les mots, cela ne signifie pas qu'il faut arrêter d'essayer, car c'est tout ce que nous avons : une fois les survivants disparus, seul reste l'écrit."
LE BATEAU (THE BOAT) de Nam Le. Traduit de l'anglais (Australie) par France Camus-Pichon. Albin Michel, "Les Grandes Traductions", 368 p, 20 €.Emilie Grangeray