Le retour des mélodies traditionnelles des courtisanes
Le Vietnam devra soumettre cette année la candidature du ca trù à l'UNESCO. Ce faisant, le pays cherche à démontrer au monde que ce "chant des courtisanes", vieux d'au moins 5 siècles, est digne de figurer dans la liste des patrimoines immatériels et oraux du monde, au même titre que les gongs du Tây Nguyên ou le nha nhac (musique de cour) de Huê.
" Jouer de la musique depuis l'âge de 13 ans.
Les paroles des chansons sont toujours rythmées par la cliquette et accompagnées de mélodies musicales..."
La jeune voix s'accorde harmonieusement avec le son du dàn day et le rythme du tambourin. Sur une natte fleurie à bordure rouge, la chanteuse évolue entre le tambourineur et le musicien. Une atmosphère relaxante, avec des mélodies tantôt hautes tantôt basses, tantôt rapides tantôt lentes, qui envoûte les spectateurs. En écoutant chanter l'artiste, ils ont l'impression qu'elle travaille chaque syllabe. Ils peuvent comprendre ce qu'elle exprime, saisir en quelque sorte son état d'âme au moment où elle chante.
En vietnamien, "ca" veut dire chanter et "trù", une sorte de jeton en bambou, qu'on donne en récompense à la chanteuse lorsque l'on juge qu'elle a bien chanté. Ces jetons seront changés après la séance en monnaie sonnante et trébuchante.
Une troupe du ca trù se compose souvent d'une chanteuse avec ses cliquettes, d'un musicien qui l'accompagne en jouant du dàn day, une sorte de guitare à quatre cordes dotée d'un long manche, d'une caisse de forme rectangulaire et sans fond. Le troisième personnage de cet orchestre n'est pas un professionnel. Il s'agit d'un des spectateurs, qui frappe une sorte de tambourin, le trông châu. Son rôle n'est pas de battre la mesure, mais de donner des bonus ou des malus à la chanteuse, par ses coups de baguette sur le fonds ou la caisse du tambour, suivant la qualité du chant. C'est à cette façon originale de donner des notes à la chanteuse que cette musique s'appelle ca trù.
Concernant les chants ou plutôt les poèmes chantés dans le ca trù, ils suivent également des règles très strictes et font souvent appel aux poèmes très riches en expressions, en symboles, en allusions et en légendes. Et ne serait-ce pas une autre raison du discrédit du ca trù, qui n'est jamais descendu jusqu'aux couches populaires, mais est resté avec son public plutôt élitiste et ses poèmes un peu trop savants ?
Une histoire séculaire
Selon des historiens, le ca trù serait apparu il y a au moins 500 ans, voire plus tôt. Personne ne connaît l'origine exacte de ce chant, mais il est certain qu'il existe depuis des lustres au Nord et au Centre, notamment à Cô Dam, Nghi Xuân (province de Hà Tinh), Nga Son (province de Thanh Hoa) et Dông Anh (Hanoi).
Selon le chercheur Trân Thê Thông, on joua du ca trù d'abord à la cour royale, car depuis toujours, et pas seulement au Vietnam, musiques et danses distraient les monarques. Plus tard, cette musique fut aussi pratiquée à l'intérieur des temples, là où l'on vénère génies tutélaires, grands hommes, ceux ou celles qui ont sauvé le pays en repoussant les envahisseurs, ou qui ont aidé les paysans d'une région à sortir de la famine ou d'un malheur quelconque. Ensuite, cette musique entra chez les mandarins et, enfin, chez les riches bourgeois. Au début du 20e siècle, elle arriva même aux oreilles des commerçants et hommes d'affaires, ce qui a failli la conduire à sa perte.
Car comme tout le monde ne pouvait recevoir un orchestre chez lui, des propriétaires de restaurant ou de salon de thé proposèrent des séances, avec un public plus large. Mais ils offrirent également à ce public des hôtesses chargées de servir de l'alcool, et plus si affinités. Ces femmes, dont le rôle était de distraire le public, ont jeté le discrédit sur cet art, devenu à cette époque "chant des courtisanes".
Mais de 1945 à 1987, ce chant mélancolique tomba dans l'oubli. À cause de la guerre et de la pauvreté, le ca trù était en passe de rejoindre la liste des patrimoines immatériels qui s'éteignent. Actuellement, la situation reste critique car les chanteuses professionnelles de ca trù comme Hà Thi Câu, Quach Thi Hô, Nguyên Thi Truc, etc. ne se comptent que sur les doigts d'une main. Et la plupart sont très âgées. Si auparavant, il existait une quarantaine de mélodies de ca trù, aujourd'hui, les chanteurs n'en connaissent plus qu'une dizaine.
Remise en valeur d'un art folklorique
Prenant conscience de la valeur patrimoniale, historique et touristique de cet art folklorique, l'État vietnamien cherche depuis une dizaine d'années à le préserver. De plus, il établit un dossier pour demander à l'UNESCO de le reconnaître cette année patrimoine immatériel et oral du monde.
Aujourd'hui, le ca trù est en train de renaître, avec des clubs qui se montent ici et là. Aussi, des programmes de soutien sont mis sur pied. Même des organisations étrangères comme Ford Foundation (États-Unis) ou Codev (France) apportent des aides financières pour la renaissance et le développement de cet art séculaire. Le premier festival de ca trù organisé en avril 2005 a réussi à réunir quelque 70 chanteurs venant de 20 clubs de tout le pays.
Cependant, de nombreuses difficultés se posent dans le processus de valorisation de cet art folklorique. Selon l'artiste Bach Vân, directrice du Club de ca trù de Hanoi, cette sorte de musique est difficile à apprendre parce qu'il n'existe ni documentations ni manuels permettant de guider les amateurs. Les différents airs de ca trù doivent être appris oralement, par cœur et pendant une longue durée. De la technique de chanter à la façon de faire vibrer les cordes vocales ou de redoubler les syllabes, ce sera une grande patience dans l'entraînement et un suivi permanent de la part des enseignants. Même
l'artiste Bach Vân, qui a une vingtaine d'années d'expériences, avoue qu'elle n'a pas encore appris toutes les mélodies de ca trù et qu'elle suit toujours des chanteuses préceptrices pour découvrir ce domaine musical folklorique si riche et si varié.
De plus, les jeunes préfèrent la musique contemporaine. Très peu de femmes se passionnent pour cette musique sauf quelques-unes issues de familles d'artistes traditionnels comme Ngoc Hân du Club de ca trù de Hanoi, ou Kiêu Anh et Thu Thao du Club de Thai Hà.
Un plan d'action de cinq ans (de 2006 à 2010) a été lancé par l'Institut de la musique. L'accent sera mis sur l'enseignement du ca trù dans les écoles des arts, l'encouragement des chanteuses à participer aux festivals dans l'objectif de réhabiliter cette expression artistique à la fois populaire et savante, et la transmettre au plus grand nombre.
Après le nha nhac (musique de cour) de Huê reconnu par l'UNESCO en 2003 et les gongs du Tây Nguyên en 2005, le Vietnam attend un bel essor de ce troisième art folklorique, qui pourrait être reconnu cette année patrimoine culturel immatériel et oral du monde.
Le Club de ca trù de Hanoi soufflera bientôt ses 15 bougies
Fondé il y a 15 ans, le Club de ca trù de Hanoi, fort de ses 200 membres, est devenu au fil des années une adresse bien connue des amateurs de ce chant. Installé au Salon du taoïsme de Bich Câu (14, rue Cat Linh - Hanoi), ce club organise des séances de ca trù tous les deux dimanches matins. Selon la responsable du club, l'artiste Bach Vân, son organisation fonctionne dans l'objectif de préserver et valoriser cet art musical. Ainsi, les artistes, dont la plupart sont âgés, jouent bénévolement et les activités du club sont maintenues grâce aux contributions financières des membres et aux dons des spectateurs. Le Club de ca trù de Hanoi va fêter le printemps le 8e jour du 1er mois lunaire de l'Année du Chien, soit le 5 février 2006, à 9h00, au Salon du taoïsme de Bich Câu. Tous ceux qui s'intéressent au "chant des courtisanes" sont invités à y participer. Pour de plus amples informations, appelez au (04) 8 31 54 90.
Thu Hà Nguyên
Source : Courrier du Vietnam