En tournée depuis le 23 mars, la chorégraphe Ea Sola voyage en bus à travers la France. Elle aime ça. S'abat onze heures de trajet entre Le Havre et Chambéry. Se pose deux jours, le temps d'une représentation du spectacle Sécheresse et Pluie, puis repart. Et ainsi de suite. Jusqu'au 13 avril.
Heureusement, elle circule bien accompagnée : onze "dames" vietnamiennes âgées de 60 à 78 ans, ainsi que sept musiciens sont de la partie. Visiblement heureux de l'entreprise : pour la majorité de la troupe, cette expédition en France est une première. Un regret : que le spectacle ne soit pas programmé à Paris. Qu'à cela ne tienne, Ea Sola a déjà mis sur pied une visite de la capitale avec la tour Eiffel en guise de sommet des dieux.
Ea Sola ne fait rien comme les autres. Cette pièce est la nouvelle version, magnétique, de Sécheresse et Pluie, premier opus de la chorégraphe créé en 1995, après cinq ans de travail au Vietnam. Elle rassemble un autre casting. Les interprètes originelles, aujourd'hui âgées de plus de 80 ans, étaient des paysannes qui avaient tenu le fusil pour protéger leur village lors de la guerre contre les Américains. Celles d'aujourd'hui sont des chanteuses traditionnelles qui avaient été envoyées sur le front par "le ministère de la culture d'alors pour consoler les soldats", raconte Ea Sola.
Sur le plateau couvert de nattes cousues les unes aux autres, elles dansent aussi, peu, mais somptueusement. Déplacements glissés pieds nus sous un paletot blanc, marches frontales scandées par des salves de gestes raides et incisifs... Cinq mois de répétitions - dans un local situé à la périphérie d'Hanoï - ont été nécessaires pour accéder à cette présence directe, modeste, ce face-à-face sans esquive possible qui bat le pouls des émotions fortes. Elles brandissent des photos de défunts morts à la guerre. Les percussions et les cordes - la partition est signée par le compositeur Nguyen Xuan Son - aiguisent leurs colères jamais émoussées.
Ea Sola a vécu la guerre contre les Américains. Elle habitait sur les hauts plateaux, situés au nord de Saïgon, avec sa famille. Son père est vietnamien, et sa mère, française. En 1978, Ea Sola débarque à Paris pour la première fois. Elle y perfectionne son français en lisant La Boétie et en participant à des cours de théâtre. Elle se plante aussi sur le périphérique ou dans des carrefours avec des blocs de glace fondant sur elle. Performances dont elle ne sait pas encore le nom sinon qu'elle y "apprend ce qu'est le corps et le dialogue avec les autres".
Lorsqu'elle décide de retourner au Vietnam en 1989, Ea Sola veut comprendre la guerre, raviver les traditions qu'elle avait occultées. "Je désirais aussi partir du Vietnam de mon plein gré, ce qui ne m'était pas arrivé en 1978." Sécheresse et Pluie voit le jour.
Depuis, Ea Sola, qui a signé une dizaine de spectacles, ne voulait plus remonter cette pièce. Celle qui déclarait en 2005, après cinq ans d'absence des plateaux, vouloir en finir avec l'exotisme du "truc asiatique" a cédé à la demande insistante de Jonathan Mills, directeur du Festival d'Edimbourg. "Penser la douleur" est la dernière phrase du chant final de nouvelle version de Sécheresse et Pluie.
Sécheresse et Pluie de Ea Sola. La Comète, Châlons-en-Champagne. 31 mars : La Piscine, Châtenay-Malabry. 3 et 4 avril : Théâtre, Sète. 7 avril : Le Channel, Calais. 10 avril : Centre dramatique, Sartrouville. 12 et 13 avril : Scène nationale, Sénart.
Sur le Web : un reportage vidéo sur le site de la BBC réalisé lors des représentations Sadler's Wells à Londres, en septembre 2011.
Le monde 29 03 2012