Asie-Pacifique
Etats-Unis-Vietnam : d'ennemis intimes à alliés utiles
Près de quarante ans après la chute de Saïgon, le 30 avril 1975, le
Vietnam n'a sans doute pas oublié. Ni les affres sanglantes d'une guerre qui aura marqué toute une génération, ni son coût humain, tragiquement élevé - plus de deux millions de morts côté vietnamien, 57 000 côté américain, selon les estimations. Pourtant, depuis quelques années, les dirigeants vietnamiens semblent désireux d'
ouvrir un nouveau chapitre, moins tourmenté, de leur relation avec les
Etats-Unis. Signe de cette volonté de rapprochement, les deux pays mènent, jusqu'au 30 avril, des exercices navals "non combattants" dans le port de Da Nang - initiative symbolique s'il en est, à l'heure où s'exacerbent les
tensions en mer de Chine méridionale, comme l'a encore prouvé, le 10 avril, le face-à-face entre la marine philippine et des bateaux de pêche chinois.
Si, en dépit du lourd passif qui les oppose, Hanoï cultive désormais une relation apaisée avec Washington, cela tient avant tout au tropisme de la
politique étrangère américaine, nettement plus asiatique qu'auparavant. Sous la mandature de George W. Bush, priorité avait été donnée aux conflits en
Afghanistan et en
Irak, enjeux majeurs de la "guerre contre le terrorisme". Son successeur à la Maison Blanche, Barack Obama, a choisi, lui, de
replacer la première puissance mondiale au cœur du jeu en
Asie-Pacifique. Avec un objectif pleinement assumé :
faire pièce à la montée en puissance de Pékin dans la région.
En juillet 2010, lors de sa venue à Hanoï, la secrétaire d'
Etat Hillary Clinton s'était faite le porte-voix de ce recentrage stratégique :
"Les Etats-Unis (...) ont un intérêt national à préserver la liberté de navigation, un accès ouvert aux zones maritimes communes d'Asie et le respect du droit international en mer de Chine méridionale", avait-elle déclaré. Un changement de cap dénué de toute ambiguïté. Et, qui plus est, sciemment calculé au niveau du calendrier, le
Vietnam assurant alors la présidence tournante de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean).
"Le pays s'est engouffré dans la brèche et a répondu au volontarisme de la politique américaine à son égard. Et cela d'autant plus facilement qu'il n'y voyait aucune menace pour la stabilité du régime", souligne Benoît de Tréglodé, directeur de l'Institut de recherche sur l'Asie du Sud-Est contemporaine (Irasec), basé à Bangkok.
" STRATÉGIE DE L'ÉQUILIBRE "
La tentation de
succomber, au moins en partie, aux sirènes américaines était, et demeure, étroitement liée à l'épineux dossier de la mer de
Chine méridionale. Au regard de la capacité modeste de ses forces militaires, le Vietnam est conscient de l'avantage que peut représenter sur le plan stratégique un soutien, même officieux, des Etats-Unis. D'autant qu'à l'approche du XVIII
e Congrès national du
Parti communiste chinois, prévu à l'automne et censé
installer au
pouvoir une nouvelle élite dirigeante pour la décennie à
venir, Pékin ne cesse de
muscler son discours. Ce qui se traduit par une augmentation constante de son budget militaire. D'après une
étude du groupe de recherche américain IHS, parue le 14 février, celui-ci devrait croître de 18,75 % en rythme annuel jusqu'en 2015, pour
atteindre alors 238,2 milliards de dollars (environ 180 milliards d'euros).
Pour autant, la balance vietnamienne penche-t-elle exclusivement en faveur des Etats-Unis ? Loin s'en faut.
"Depuis la création du régime, il y a soixante ans, le pays poursuit plutôt une stratégie d'équilibre ou d'équidistance entre blocs", explique Benoît de Tréglodé. Et de
rappeler que, pendant longtemps, il a joué la carte de l'Union soviétique pour
contrebalancer les effets négatifs d'un
"voisinage compliqué" avec la Chine, au nord.
"En fait, le Vietnam joue double jeu : d'un côté, il cherche à s'accrocher à la Chine, qui est clairement la locomotive économique de la région [9,2 % de croissance en 2011]
. Mais, de l'autre, il cultive aussi son entregent avec les Etats-Unis, qui tient le rôle de garant sécuritaire", précise David Camroux, maître de conférences à
Sciences Po Paris et spécialiste de l'Asie du Sud-Est.
Au nom de ce pragmatisme, Etats-Unis et Vietnam s'efforcent donc de préserver une sorte de pacte "gagnant-gagnant". Y compris, bien sûr, dans le domaine commercial. En novembre, à l'ouverture du Forum de coopération économique
Asie-Pacifique (APEC), Barack Obama a ainsi plaidé personnellement en faveur d'une relance du projet de "Partenariat transpacifique" rassemblant douze pays, dont son allié. L'ambition n'est pas mince :
mettre sur pied la plus grande zone de libre-échange du monde, qui représenterait près de 40 % du PIB mondial (l'
Union européenne, à
titre de comparaison, ne pèse actuellement "que" 26 % du PIB de la
planète).
LE POIDS DE LA DIASPORA
Cela incite aussi les dirigeants vietnamiens à se
positionner dans une logique de réalisme. Loin de l'anti-américanisme épidermique qui prévalait encore il y a vingt ans, l'heure est à la consolidation des liens bilatéraux. Une démarche facilitée, il est vrai, par le fait que les nouvelles élites ont pour la plupart été formées dans des établissements anglo-saxons, en
Australie, au
Canada ou aux Etats-Unis. La fille du premier ministre
Nguyen Tan Dung a d'ailleurs elle-même épousé un "Viêt kiêu"(littéralement "Vietnamien d'outre-mer") diplômé de... Harvard.
D'une manière générale, le poids de la diaspora vietnamienne, forte de plus de quatre millions de personnes installées, pour une large part, en Amérique, est loin d'être dérisoire.
"Elle est peut-être en conflit avec le régime sur les questions de liberté religieuse. Mais, à l'inverse de la diaspora birmane, elle n'hésite pas à s'engager financièrement", pointe David Camroux. Via ses réseaux, la plupart des investissements sont réalisés dans le sud du Vietnam, qui conserve une grande autonomie par rapport au nord du pays. Le
pouvoir encourage ce mouvement et fait tout pour
courtiser ces "exilés" à fort potentiel, piliers de son futur développement. D'après la Banque mondiale, le Vietnam figure dans la liste des pays recevant le plus de devises de ses ressortissants : neuf milliards de dollars (environ 6,8 milliards d'euros), contre cinq seulement en 2007.
Economie florissante, classe moyenne en pleine croissance, perspectives touristiques et industrielles favorables : le "Tigre asiatique" poursuit irrémédiablement sa marche en avant. Et rien ne semble
pouvoir entraver l'union scellée avec les Etats-Unis. Seule la question des droits de l'homme pourrait, aux dires de certains observateurs,
constituer un obstacle. En janvier, l'organisation
Human Rights Watch a signalé qu'en 2011 le pays avait
"durci sa répression" contre la dissidence, emprisonnant des blogueurs, ainsi que des militants politiques et religieux. Benoît de Tréglodé, cependant, ne croit pas que cet argument puisse
changer fondamentalement la donne.
"C'est une question secondaire, affichée différemment selon les fluctuations des agendas des deux pays. Preuve en est, tous les rapports du Congrès américain sur la liberté religieuse au Vietnam se sont nettement assouplis depuis quatre ou cinq ans", observe-t-il.
Ennemis intimes hier, alliés utiles aujourd'hui, et demain ? Le "pacte" entre Américains et Vietnamiens tiendra-t-il toujours ?
David Camroux en est convaincu, qui parie sur un approfondissement de la relation entre les deux pays, à l'image de celle des Etats-Unis avec les
Philippines. Quant à l'
avenir de la liaison (potentiellement dangereuse) avec la Chine, il préfère
recourir, pour la décrire au mieux, à l'image... de la belle-mère.
"Elle est incontournable, mais plus on est loin d'elle, plus on se sent heureux."