Son à Paris
La semaine dernière, Son est venu à Paris avec sa mère, qui était invitée à un colloque. C'est la première fois qu'il venait en Europe, c'est même la première fois qu'il sortait du Vietnam. Il a 16 ans, il est comme tous les lycéens d'Ho Chi minh ville, plein de curiosité pour ce qui se passe en Occident, et qu'il perçoit à travers les chaînes cablées et les sites internet qu'il fréquente. Il vient de finir sa 10ème année de lycée, l'équivalent de la seconde.
Il a passé une année difficile: une grave maladie l'a obligé à des traitements éprouvants, et s'il va bien aujourd'hui, une vilaine épée de Damoclès est encore suspendue au dessus de sa tête. Ce voyage à Paris, c'est un peu son cadeau de convalescence, et c'est moi qui étais chargée de le piloter dans ce qui pour lui était une vraie aventure...
Les jeunes vietnamiens des années 2000, c'est pas tout à fait ce qu'on croit. Bien sûr, ils rêvent de paillettes, de gel dans les cheveux, de boucles d'oreille, de lunettes noires et de téléphones portables minuscules, s'ennuient aux récits stéréotypés de l'héroïsme révolutionnaire de leurs parents,et ne sont pas très réceptifs aux discours de propagande sur les "fléaux sociaux" qu'on entend seriner à la télévision. On dirait bien que le communisme est derrière eux et qu'ils entrent de plain pied, et sans regret, dans l'ère du capitalisme triomphant.
Son dans le RER regarde par la fenêtre, s'extasie sur les tags,me dit avec une certaine fierté qu'au Vietnam aussi, on commence à en voir. Mais il ajoute que les bombes de peinture sont de moins bonne qualité, et que le résultat n'est pas aussi réussi, ça bave sur les bords.
C'est cela son premier regard sur Paris, les tags, le macdo du Luxembourg, les pubs du nouveau gel coloré qu'il voit à la télé. Il note la marque sur son carnet: DOP. Il prononce Diopi et veut qu'on aille en acheter.
Et puis au Museum d'Histoire Naturelle, on va voir l'exposition sur les dragons.
Il est à son affaire, forcément, avec les dragons: il reconnait ceux d'Asie, mais à ma grande surprise, il identifie aussi immédiatement ceux de la mythologie grecque, me désigne Héraclès et l'Hydre sur un manuscrit....
On grimpe jusqu'au dernier étage, là où sont conservées les espèces disparues ou en voie de disparition. Il colle son visage contre la vitrine du Tigre de Chine qui a la tête penchée et le regard vide. Il me dit "regarde comme il a l'air triste..." et tout d'un coup, la découverte de cet animal venu des frontières de son pays, empaillé dans un musée d'occident le bouleverse, et lui fait oublier tags, gel à cheveux et macdonald.
Le lendemain, à l'exposition starwars de La Villette, il est redevenu un gamin de sa génération, fin connaisseur de Jedi et de Darkvador . Mais à la sortie, pour son dernier jour, il a voulu qu'on aille jusqu'à la Cité de la Musique.
Dans l'espace reservé au clavecin, un musicien jouait pour un groupe de scolaires à peine attentifs. Quand les élèves sont partis, Son s'est assis devant le musicien et lui a expliqué en anglais qu'il venait du Vietnam et ne connaissait pas cet instrument. Et le musicien a joué pour lui seul, et Son m'a dit "je n'ai jamais rien entendu d'aussi beau".
Il est de retour à Ho Chi Minh Ville. Dans un mail, il me dit qu'il pense au regard du tigre et à la musique du clavecin; il me demande aussi de ne pas oublier de lui envoyer du gel DiOPi couleur silver.
Les jeunes vietnamiens d'aujourd'hui, non, c'est pas du tout ce qu'on croit.