REPORTERS SANS FRONTIERES : L’ART DE SE TIRER UNE BALLE DANS LE PIED
Une chose est certaine lorsqu’on est empêtré dans ses propres contradictions : il devient de plus en difficile d’en sortir. Une belle démonstration vient de nous être livrée par Reporters Sans Frontières dans une lettre ouverte "en réponse à ses détracteurs", et publiée le 12 septembre sur le site du Réseau Voltaire [1].
Notons que la première partie du courrier, qui occupe plus de la moitié de la lettre, se veut une démonstration politique, pour ne pas dire une leçon, dispensée aux défenseurs de Cuba. Pour une lettre supposée démontrer que RSF ne prend pas une position politique vis-à-vis de Cuba, la démonstration démarre plutôt mal. Passons sur les arguments qui relèvent plus du bréviaire de l’anti-castrisme primaire que d’une véritable pensée (l’auteur anonyme de la lettre va jusqu’à placer dans la bouche des défenseurs de Cuba des termes sortis de sa propre imagination).
Tout l’argumentaire tend à démontrer que les amis de Cuba s’en prendraient à RSF parce que cette organisation serait trop critique à l’égard de Cuba [2]. Une telle affirmation aurait le début d’un semblant de fondement si les défenseurs de Cuba s’en prenaient aussi, par exemple, à Amnesty International, qui n’est pas particulièrement tendre vis-à-vis de l’île. Or ce n’est pas le cas. Alors ? Alors RSF fait ce qu’elle peut pour limiter les dégâts.
Passé ce long exposé politique maladroit sur Cuba, RSF aborde enfin le fond du problème : la provenance de certains fonds et la stratégie purement politique de cette organisation - qui n’a pas grand chose à voir avec sa mission déclarée et qui dépasse largement le seul cas cubain.
RSF revient donc "pour la centième fois" sur les fonds reçus de la National Endowment for Democracy (organisation façade de la CIA). A part le fait que le montant réel de ce financement semble difficile à établir, rappelons que si RSF se sent obligée de revenir "pour la centième fois" sur cette question, c’est pour une raison bien simple : dans le passé, elle l’a nié, disons, 90 fois.
Tentant de se dédouaner, RSF nous rappelle "que la NED ne dépend pas de la Maison-Blanche mais du Congrès et que l’opposition a donc voix au chapitre". RSF tenterait-t-elle de nous rassurer sur une sorte d’éthique qui serait garantie par ce contrôle du Congrès ? Mystère. Toujours est-il que cet argument ne pèse absolument rien car c’est ce même Congrès qui a voté la guerre contre l’Irak, le même Congrès qui a voté la loi Helms-Burton en 1996 contre Cuba, la loi Torricelli de 1992, etc, etc. Autant de mesures agressives et politiques. Et, soi dit en passant, ce Congrès "contrôle" aussi la CIA. Dans la mythologie de RSF, tout "contrôle" par le Congrès des Etats-Unis serait donc une sorte de gage de neutralité. RSF vit sur une planète étrange non répertoriée par les astronomes.
Pour parler ensuite d’une autre organisation ténébreuse, RSF joue encore la carte de la naïveté en feignant d’ignorer la véritable nature d’un autre de ses financiers : Center for a Free Cuba [3]. Elle enchaîne sur une pirouette assez extraordinaire : "Est-il démontré que (le centre) finance en catimini une réédition de la Baie des cochons, sachant qu’il ne peut rien acheminer vers l’île en raison de l’embargo ... ?". Notons au passage qu’il arrive aux anticastristes de reconnaître une certaine réalité de l’embargo, lorsque cela les arrange.
Mais pour revenir au Center for a Free Cuba, un simple coup d’oeil sur les noms qui composent la direction de cette organisation en dit long, en commençant par Jeane J. Kirkpatrick (ancienne ambassadrice à l’ONU sous Ronald Reagan et co-fossoyeur de la Révolution Nicaraguayenne), pour finir par son dirigeant, Frank Calzon [4].
Jeane J. Kirkpatrick s’est illustrée pour avoir brandi à l’ONU un exemplaire du Figaro Magazine qui avait publiée une photo truquée tendant à "prouver" que les Sandinistes au Nicaragua se livraient à des massacres d’indiens Miskitos. Jeane J. Kirkpatrick est une grande spécialiste de la liberté de la presse.
Mais quelques phrases plus loin, RSF reconnaît ("enfin", pourrait-on rajouter) que les Etats-Unis ont prévu de financer des opérations contre Cuba. RSF peut-elle nous expliquer comment cette intervention se produira puisque, selon elle, "rien ne peut être acheminé en raison de l’embargo" ?
Dans un pays (les Etats-Unis), dans un état (la Floride) et dans une ville (Miami) où des milliers d’attentats ont déjà été "acheminés" vers Cuba - malgré l’embargo - et où les auteurs vont jusqu’à s’en vanter à la télévision locale, l’argument de RSF sombre corps et âme dans le ridicule
Esquivant le fond du problème, RSF prend carrément la défense du Center for a Free Cuba sous la forme d’une phrase curieuse : "...sachant aussi que les Etats-Unis n’ont guère intérêt, en ce moment, à ouvrir les vannes d’une immigration massive de Cubains vers la Floride ? Que nos détracteurs en apportent la preuve". En gros, RSF nous invite à prouver que les Etats-Unis veulent réellement du mal à l’île des Caraïbes et va jusqu’à affirmer, en fins géo-stratèges, que cela irait même à l’encontre de leurs intérêts.
RSF reconnaît ainsi implicitement que les Etats-Unis auraient éventuellement la volonté, et même le pouvoir, de provoquer une immigration massive de Cuba. Si une telle idée avait été avancée par un défenseur de Cuba, que n’aurait-on entendu comme ricanements... Merci RSF, et sans rancune.
Résumons : RSF reconnaît l’existence d’un plan US pour déstabiliser Cuba. Le Center for a Free Cuba fait partie de ce programme de déstabilisation annoncée. RSF affirme que les "dissidents" à Cuba refusent de toucher à cet argent et que le Center for a Free Cuba ne peut rien acheminer vers Cuba pour cause d’embargo. Mais le Center for a Free Cuba finance RSF. Probablement au nom de la défense de la liberté de la presse. Demandez donc à Jeane J. Kirkpatrick.
Cela dit, RSF pratique l’amalgame et tente de confondre les esprits. Voici comment elle présente le nouveau plan d’ingérence de l’administration Bush : "Lorsque l’administration Bush, voyant ses grands desseins moyen-orientaux partir en vrille, a proposé au mois de juillet 2006 un « plan de transition » pour Cuba à hauteur de 35 millions de dollars pour l’année 2007". Ceci est faux.
D’abord parce que ce plan (de 90 pages environ) n’est que le volet supplémentaire d’un plan original (de près de 500 pages !) qui fut présenté le 20 mai 2004, et non en 2006. Ensuite, relevons le mensonge par omission qui consiste à feindre d’ignorer que ce plan comporte un volet officiellement "classifié" (tenu secret) par le gouvernement des Etats-Unis. Et on peut raisonnablement craindre la nature de ces mesures "officiellement préconisées" - mais qui ne peuvent être "officiellement dévoilées"...
RSF invoque (et par là même insulte) le nom de Salvador Allende : celui-ci fut justement renversé en bonne partie grâce à une presse putschiste et fasciste (comme au Nicaragua ?, oui, comme au Nicaragua). D’une presse qui n’avait de presse que le nom et qui sans aucun doute recevrait aujourd’hui le soutien de RSF, toujours pour cause de "liberté de la presse". Tout comme RSF a soutenu la presse putschiste au Venezuela.
Et le fait que le meilleur ami de Salvador Allende s’appelait, et s’appelle encore, Fidel Castro, ne fait qu’accentuer toute l’hypocrisie de cette prétendue "invocation historique" - à la manière de Laurent Fabius [5]. RSF invite les défenseurs de Cuba, et Fidel Castro, à prendre exemple sur Salvador Allende. RSF préfère les anti-impérialistes morts plutôt que vivants. Les Etats-Unis aussi, d’ailleurs. Encore un point commun.
Mais la défense de l’éthique journalistique n’a jamais été le fort de RSF. Un article récent du New York Times nous apprend que dix journalistes aux Etats-Unis recevaient des centaines de milliers de dollars (chacun) pour écrire des articles contre Cuba [6]. Pas un journaliste, ni deux, mais dix. Et pour dix découverts, combien courent encore ? Le silence de RSF, et des médias français, sur cette affaire est somme toute assez logique et compréhensible.
RSF dément aussi être l’obligée du gouvernement des Etats-Unis et cite le nombre de communiqués publiés par l’organisation sur son site. Mais c’est oublier que ces communiqués "publiés sur notre site" n’ont qu’un impact relatif, et sans commune mesure avec ses campagnes largement médiatisées. C’est oublier un peu vite l’aveu de Robert Ménard qui annonçait dés 1998 que "pour RSF, la priorité en Amérique latine c’est Cuba" [7]. C’est oublier un peu vite les manifestations devant l’ambassade de Cuba à Paris (on attend toujours une manifestation devant l’ambassade de Guantanamo... mais tu sais où elle se trouve toi, l’ambassade de Guantanamo ?). C’est oublier un peu vite les campagnes de presse, les distributions de tracts dans les aéroports et les soirées mondaines à Paris. C’est oublier les pressions politiques directes exercées auprès des organisations internationales [8]. C’est oublier un peu vite les bandeaux racoleurs placés sur le site Internet de RSF. C’est oublier que sur le site de RSF, sa page des liens conseillés sur Cuba ressemble à un catalogue de la subversion d’extrême droite en Amérique latine [9].
RSF aborde enfin le cas du journaliste Sami Al-Haj, enfermé à la base américaine de Guantanamo, et écrit ceci : "arrêté sous de fallacieux prétextes de collusions avec Al-Qaïda en décembre 2001 par les forces pakistanaises, l’homme a été livré aux militaires américains qui l’ont transféré, en juin 2002, sur leur base de Guantanamo." Mais le plus beau suit : "Faute de savoir si Sami Al-Haj avait été arrêté en raison de sa qualité de journaliste (...) RSF a attendu avant de mener d’autres actions en faveur de ce journaliste."
Oui, il aura fallu donc cinq ans (et pas mal d’articles critiques publiés sur Internet, n’est-ce pas ?) à RSF pour décider si un journaliste détenu par les Etats-unis a été ou non arrêté "en raison de sa qualité de journaliste". Il n’aura fallu en revanche qu’environ 15mn et 18 secondes à RSF pour décider que les personnes arrêtées à Cuba étaient effectivement des journalistes, et rien que des journalistes.
RSF écrit : "Parce qu’il est détenu par l’armée états-unienne, Sami Al-Haj est un journaliste emprisonné, parce qu’ils sont détenus par Fidel Castro, les 23 restent des espions". Non. C’est parce que Sami Al-Haj fut enlevé sur le champ d’une bataille où les Etats-Unis tenaient, et tiennent encore, le rôle d’agresseur. Rôle d’agresseur que les Etats-Unis tiennent aussi, et ce depuis 47 ans, avec Cuba.
Voici les propos récents d’un responsable de RSF, Jean-François Julliard, sur un forum "Certains (des journalistes arrêtés) se rendaient en effet à l’ambassade américaine à La Havane pour pouvoir consulter leurs emails et envoyer des fax" [10]. M. Julliard voudrait nous convaincre que la Section des Intérêts des Etats-Unis à la Havane - dirigée par James Cason qui, de son propre aveu, était venu à Cuba "pour mettre Fidel Castro KO" [11] - n’était en fait qu’un cyber-café et offrait des services de photocopie à toute heure... Et qu’il suffisait pour cela d’être muni d’un laissez-passer valable 7/7 jours et 24/24 heures. Laissez-passer distribué, on le suppose, à toute personne qui en faisait la demande.
On se demande d’ailleurs pourquoi de tels "services" n’étaient pas rendus par les journalistes étrangers en poste à la Havane. La solidarité de la profession est-elle si faible qu’il faille se réfugier à la Section des Intérêts des Etats-Unis ? Et pourquoi pas dans une autre représentation diplomatique que celle - tiens, tiens - des Etats-Unis ?
RSF n’a jamais entendu parler de la loi US Helms-Burton de 1996, ou ne l’a jamais lu, ou préfère ne pas en parler, au choix. Le fait est que, à circonstances égales, en France, ces personnes auraient été arrêtées et condamnées à des peines similaires. [12] C’est aussi simple que ça.
On se souviendra comment Robert Ménard avait refusé en direct et à la télé de prendre la défense d’un autre journaliste d’Al Jazira arrêté en Espagne en déclarant que l’arrestation de ce journaliste "n’est pas lié à sa qualité de journaliste, mais à sa participation à des activités terroristes" et concluait par un tonitruant "les journalistes ne sont pas au-dessus des lois".[13] Dont acte. Mais ce principe, comme tous les principes de RSF, semble s’appliquer selon les circonstances et, surtout, selon la nationalité du présumé coupable
Et pour finir, remarquons que RSF fait jouer un droit de réponse sur le site du Réseau Voltaire. Non contente de voir 99,9 % de l’espace médiatique occupé par les anticastristes - RSF incluse - cette organisation prétend venir occuper une partie des 0,1 % restants... Alors on attendra avec impatience qu’un même droit de réponse contre RSF soit offert aux défenseurs de Cuba (et du Venezuela) et dans les mêmes médias où les attaques de RSF sont lancées.
Viktor Dedaj
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