COMMENT LE VIETNAM EST DEVENU «TROP CHER»!
Délocalisations
Les ouvriers vietnamiens sont-ils condamnés à la «ration de survie» pour que leur pays conserve son «avantage comparatif»? Traumatisés par une grève, les investisseurs étrangers menacent de plier bagage.
De notre envoyé spécial Mathieu Vadime
Ici, les rares cyclistes risquent l'écrasement ou la suffocation à cause des gaz d'échappement. Avec son nom en forme d'immatriculation, Bien Hoa 2 paraît surgi du cerveau d'un apparatchik communiste, adepte de l'industrialisation à marche forcée. On est loin, dans cette grande banlieue industrielle d'Hô Chi Minh-Ville, du Vietnam de carte postale, avec ses pagodes, ses buffles, ses jonques et ses matins calmes. Pare-chocs contre pare-chocs, une noria de poids lourds témoignent de l'impressionnant décollage économique du Vietnam depuis six ans: 8,4% de croissance en 2005! Une performance unique, même en Asie. Et l'on prévoit déjà que ce record devrait être dépassé en 2007. Avec sa concentration d'usines vouées à l'exportation, Bien Hoa 2 symbolise cette poussée de fièvre qui évoque les débuts des «miracles» chinois ou sud-coréen.
On n'est guère surpris d'apprendre qu'avec sa soif de conquête et ses coûts imbattables Bien Hoa 2 donne de l'urticaire à la Commission européenne. Le Portugal, l'Espagne et l'Italie viennent ainsi d'obtenir l'imposition de taxes sur les dizaines de millions de chaussures destinées à l'exportation, fabriquées sous cette latitude. Jusqu'ici, chacun est dans son rôle, même si la grève qui s'est produite ici en 2005 - la plus importante qu'ait jamais connue le Vietnam communiste - révèle l'ambiguïté du jeu européen. Des dizaines de milliers d'ouvriers ont brutalement cessé le travail. Pris de court, le gouvernement a acheté la paix sociale en imposant aux firmes étrangères, surreprésentées au Vietnam, une augmentation de 40% du salaire de leurs ouvriers. Mais 40% de presque rien, cela ne fait toujours pas grand-chose: environ 870 000 dongs, soit 45 euros mensuels pour les manoeuvres employés par les firmes étrangères et moitié moins pour ceux qui travaillent dans l'industrie locale. Un rattrapage d'autant moins exorbitant qu'en dépit d'une croissance fulgurante le salaire minimum n'avait pas bougé depuis... sept ans.
Hausse des bas salaires
Reste que l'«affaire de la chaussure» a visiblement traumatisé les entrepreneurs européens implantés dans l'ancienne Indochine. «La décision a été trop brutale, explique Alain Cany, président d'Eurocham, la chambre de commerce européenne à Hô Chi Minh-Ville. Il fallait laisser au moins six mois aux entreprises pour se retourner.»
Après ce coup de grisou, Cany a écrit au Premier ministre, Phan Van Khai, pour lui exprimer le vif mécontentement des investisseurs européens, se livrant, à mots couverts, à un éloge du dumping social. Les entrepreneurs européens, expliquait-il, avaient choisi le Vietnam parce qu'ils pensaient que «la force du travail n'y était pas prompte à l'action» (comprendre: à la grève). Alain Lang prévenait que, «si des incidents de ce type devaient se reproduire, ils auraient un effet néfaste sur le climat économique et décourageraient les investissements étrangers».
Ultime aveu, l'auteur de cette réprimande déplorait que le gouvernement se soit laissé intimider par les grévistes... En résumé, le PC vietnamien partait battu d'avance dans la bataille de la mondialisation s'il n'apprenait pas à mieux contrôler sa classe ouvrière. Plus grave, cette hausse des plus bas salaires ne manquerait pas de se répercuter à l'ensemble des rémunérations, privant dans tous les domaines le Vietnam de son avantage comparatif en Asie. Installé dans son bureau ventilé, Alain Cany, par ailleurs président local de la puissante banque HSBC, explicite sa position: «Nous avons alerté le gouvernement sur les dangers de tels mouvements. Dans certaines entreprises, les gens ont fait grève sans aucun motif, entraînés seulement par leurs voisins. Dans une fabrique de meubles, aux capitaux européens, les ouvriers de la fabrique voisine sont même venus casser l'outil de travail!» Des violences ont été constatées, et la quasi-totalité des grèves étaient «illégales». Mais les gagne-misère de Bien Hoa 2 n'avaient guère le choix. Dans un pays où le parti au pouvoir incarne, par définition, les intérêts de la classe ouvrière, l'organisation d'un mouvement social tient du tour de force. Elle a toute chance, si elle s'opère au grand jour, d'être assimilée à de la haute trahison. «Quand les ouvriers doivent se défendre pied à pied pour réussir simplement à nourrir leur famille, on ne peut leur demander de peser pendant des semaines le pour et le contre d'une grève éventuelle, ils agissent», résume Angie Ngoc Tran, professeur de sociologie à l'université de Californie.
Explosion des exportations
Même après cette augmentation arrachée aux firmes étrangères, Thi est acculée à une perpétuelle opération survie. Agée de 32 ans, la jeune femme travaille pour une usine taïwanaise de textile. «C'est bon à prendre, avoue-t-elle, mais cela me permettra tout juste d'éviter d'avoir des dettes.» Avec un salaire de base d'une trentaine d'euros par mois (pour quarante-huit heures de travail hebdomadaire), elle doit accumuler les bonus et poursuivre son labeur la nuit pour arracher le minimum vital. Son entreprise ayant tardé à appliquer l'augmentation, elle vient juste de toucher, grâce à ces arriérés, quelque 80 Euros: 40 iront directement dans la poche du propriétaire qui lui loue une chambre lilliputienne dans le Xe arrondissement d'Hô Chi Minh-Ville.
Pour trouver sa porte, il faut d'abord traverser l'arrière-salle d'un café, enjamber des caisses de bouteilles vides et longer un boyau qui suinte d'humidité. Thi invite alors, avec un pâle sourire, à entrer dans sa «demeure». Un local de 6 m2 où coexistent un lit, un frigo, un réchaud et un lecteur de DVD, luxe incongru qui lui vient de ses «cousins d'Amérique». Le jour, la chambre est transformée en étuve, malgré un ventilateur qui brasse un air brûlant. La nuit, on respire un peu mieux. Thi occupe depuis sept ans ce réduit loué à prix d'or. Elle éclate de rire quand on lui demande si sa vie lui plaît. «Ca va, car j'ai déjà la chance d'avoir un travail. D'ailleurs, on travaille moins dur qu'à Dong Nai (second bassin industriel du Sud vietnamien, après la région d'Hô Chi Minh-Ville). Là-bas, même le temps que l'on passe aux toilettes est chronométré.»
Car, pour continuer à s'attirer les bonnes grâces des investisseurs occidentaux, le gouvernement vietnamien doit démontrer que sa main-d'oeuvre est plus frugale que celle de son grand voisin chinois, envoie d'«embourgeoisement» accéléré. En dépit de quelques soubresauts sociaux, les communistes vietnamiens continuent, semble-t-il, à donner satisfaction à ses bailleurs de fonds. La Banque mondiale s'apprête, par exemple, à financer pas moins de 1 000 projets de développement pour un montant, sur six années, de 65 millions d'euros. Les exportations explosent (25 milliards d'euros en 2005) et certaines valeurs vietnamiennes s'arrachent à la Bourse de New York à six fois leur prix de mise en vente. Autant d'atouts qui seront dilapidés, préviennent les investisseurs, si le gouvernement lâche du lest dans le domaine social...
«Chaque fois que nous décidons de miser sur un pays, explique Craig Barrett, PDG de la firme informatique américaine Intel qui vient d'investir 250 millions d'euros dans la construction d'une usine de microprocesseurs, nous prenons d'abord en compte le coût de la main-d'oeuvre. Prenez l'exemple des Philippines ou de la Malaisie. Depuis dix ans, le niveau de vie y a augmenté et cela a entraîné une pression sur les salaires.» Barrett et d'autres investisseurs estiment, bien sûr, que les taxes à l'importation de 17% imposées par l'Union européenne sur les chaussures fabriquées au Vietnam se soldera par un surcroît d'austérité pour le demi-million d'ouvriers qui travaillent dans ce secteur. «L'Union européenne soumet au même traitement les entreprises vietnamiennes et les firmes étrangères qui y ont délocalisé leur production, proteste Graeme Fiddler, représentant à Hô Chi Minh-Ville de Clarks, le fabriquant des fameuses chaussures britanniques. Pour sauver des entreprises européennes moribondes, on fragilise tout un pan de l'économie vietnamienne, quitte à lui accorder, ensuite, de l'aide au développement. C'est une absurdité!»
Ardent défenseur des bienfaits de la mondialisation, le Français Jacques Rostaing approuve cette analyse: «L'Union européenne n'a rien compris. Elle va sanctionner ses propres entreprises!» Rescapé de la crise du textile, il a délocalisé, il y a dix ans, au Vietnam l'entreprise familiale de fabrication de gants, installée dans le Rhône depuis des décennies. Le redressement a été spectaculaire. Du coup, Rostaing songe à diversifier ses activités en direction de la chaussure.«Ces taxes, conclut-il, ne riment à rien. On a exhorté le Vietnam à s'adapter au marché. On a exigé de lui concession sur concession pour admettre dans l'Organisation mondiale du commerce et, au moment où il s'ouvre, on stoppe son élan!»
Reconversion obligatoire
Autre «sinistré» du protectionnisme européen, le Taïwanais Jerry Chang, propriétaire de la firme Shoe Majesty, contemple le terrain, situé à l'ancien cap Saint-Jacques, à 160 km au sud d'Hô Chi Minh-Ville, où deux autres unités de production devraient s'élever. A la suite de la grève et des mesures antidumping de l'Europe, leur construction a été interrompue. A terme, près de 90 000 ouvriers pourraient se retrouver sur le carreau. Principal client de Jerry Chang, Clarks fait fabriquer au Vietnam 13 millions de paires de chaussures dans une douzaine d'usines, «Bientôt, tout sera peut-être vide ici», avertit leur honorable sous-traitant. En attendant, les ouvrières de M. Chang, pourvues de longs gants qui protègent leurs avant-bras, continuent à coudre les chaussures hommes de la prochaine collection hiver. Clarks a recommandé de s'essayer, faute de mieux, à la fabrication de chaussures pour enfants, exclues pour l'instant des sanctions de l'UE. Directeur financier de la firme britannique, Martin Salisbury explique que le Vietnam n'aura été qu'une étape dans la quête sans fin vers la baisse des coûts:«Il va nous falloir revoir notre chaîne d'approvisionnement et nos sites de production si nous voulons rester compétitifs. A court terme, nous sommes bien obligés d'accepter une situation peu satisfaisante. Mais nous avons l'intention, à long terme, d'émigrer vers d'autres pays plus attractifs.»
Vice-président de Puma, autre géant de la chaussure, Horst Widmann a d'ores et déjà prévenu que sa firme allait abandonner la Chine et le Vietnam pour se relocaliser au Cambodge et en Indonésie. Raison invoquée: 40% de la production de Puma serait touchée par les mesures européennes antidumping. Privées d'emploi, les «petites mains» vietnamiennes de Puma et de Clarks devront se reconvertir. Car, comme l'expliquent doctement les stratèges de la mondialisation, «il n'existe plus nulle part de travail à vie». Après avoir cousu pendant sept ans des ourlets, Thi pourra, demain, montrer sans doute la même dextérité dans le maniement de puces informatiques. Dans un rapport à l'usage des investisseurs, il est d'ailleurs rappelé que «leVietnam demeure compétitif à cause de sa main-d'oeuvre jeune, flexible, adaptable». Et pas encore trop exigeante...
Source : Marianne hebdo N° 470 Semaine du 22 avril 2006 au 28 avril 2006