Le Japon a-t-il vendu son âme à l'Amérique ?
Par Philippe AGRET
TOKYO (AFP) - "Aujourd'hui les Japonais idolâtrent l'argent. Avant, le fric ne les intéressait pas. Nous sommes en train de perdre notre éthique et notre morale".
La "déclinologie" n'est pas une spécialité uniquement française ou européenne: elle a trouvé un héraut au Japon en la personne d'un mathématicien, Masahiko Fujiwara, qui vient de publier un best-seller déplorant la perte de l'identité nippone et appelant à la restauration des valeurs du "bushido" (le code d'honneur des samouraïs).
Depuis sa sortie en novembre 2005, son essai "Kokka no Hinkaku" ("La Dignité d'une Nation") rencontre un succès à la fois phénoménal --l'éditeur en a tiré plus de deux millions de copies et le livre a été numéro un des ventes pendant 11 semaines-- et surprenant, dans un pays peu enclin au débat intellectuel.
Fujiwara, 63 ans, professeur de la vénérable Université de filles d'Ochanomizu à Tokyo, qui a enseigné à Cambridge et au Colorado, y pourfend la modernité sabre au clair.
"Ce que j'essaie de dire, c'est que le plus important est l'identité. Les gens ont l'esprit lobotomisé par l'américanisme. Le monde prend un mauvais chemin. La mondialisation est un désastre. La licence, la liberté, l'égalité, la démocratie, toutes ces valeurs que chérissent les Occidentaux sont toutes aussi désastreuses", affirme-t-il à l'AFP.
"Le Japon est en train de perdre son orgueil et sa dignité. Il est une colonie américaine. Nous sommes le 51e Etat. Les Etats-Unis nous ont forcé à abandonner confiance et fierté après 1945. Nous étions si choqués d'avoir été vaincus que nous sommes devenus des béni-oui-oui".
Pour le professeur Fujiwara, depuis l'arrivée des Occidentaux en 1853, le Japon a perdu sa vertu essentielle, le "hinkaku", mot complexe que l'on traduit par "grâce", "raffinement", "dignité"... A ses yeux des "valeurs innées" japonaises, synonymes d'équilibre et de mesure, qui offriraient une alternative au règne de la "logique" occidentale, en particulier américaine.
Paradoxalement, ce mathématicien esthète n'a pas de mots assez durs pour dénoncer le "rationalisme" de l'Occident, source du "chaos du monde".
Il aime à citer le Jésuite Saint François-Xavier qui, après avoir débarqué dans l'Archipel en 1549, saluait avec admiration ces Japonais --"le meilleur des peuples incroyants"-- qui ne méprisaient pas le dénuement, respectaient au contraire les samouraïs pauvres, et dont les critères de moralité étaient très élevés.
Ce qu'il faut rétablir, dit Fujiwara en fustigeant "le fondamentalisme du marché", c'est la compassion envers les faibles dans une société matérialiste où se creuse le fossé entre riches et pauvres.
Comme signes du déclin, il avance la délinquance juvénile en hausse, la multiplication des "freeters" (diplômés qui font des petits boulots à temps perdu, souvent volontairement) et des "NEET" (Not in Education, Employment or Training -- Sans Education, Emploi ni Formation). "Ils ne veulent plus bosser du tout. Avant les Japonais étaient des accros du boulot".
Les principaux responsables, selon lui, sont l'occupant américain et les syndicats d'enseignants de gauche qui ont "détruit l'Education" et imposé une vision "masochiste" de l'Histoire japonaise.
Pour autant, Masahiko Fujiwara se défend d'être nationaliste, et critique l'expansionnisme "égoïste" du Japon impérial entre 1905 et 1945.
Il est aussi opposé aux visites du Premier ministre Junichiro Koizumi au sanctuaire shintoïste du Yasukuni, haut lieu spirituel du nationalisme japonais.
"Je suis patriote, pas nationaliste. Les nationalistes sont pervertis parce qu'ils ne s'occupent que du seul intérêt de leur pays. Le patriotisme, c'est l'amour de sa culture, de sa littérature, de son histoire", argue-t-il.
Mais le mathématicien n'a pas que des adeptes: "Je crains que ceux qui veulent ressusciter le nationalisme militariste (...) ne cherchent à exploiter ce livre à leur avantage", s'inquiétait récemment l'économiste Hiroyuki Sakai dans le quotidien de gauche Asahi.