La blanchitude, valeur sûre de la beauté asiatique, par Sylvie Kauffmann
LE MONDE | 05.11.07 | 13h16 •
ombien de temps une Japonaise consacre-t-elle à ce que l'on appelle, dans les milieux de la cosmétique, sa "routine de beauté" ? Le temps qu'il faut pour appliquer une moyenne de 3,3 crèmes le matin - avant maquillage - et 4,2 autres onguents le soir, qu'il faudra ajouter au temps passé à se coiffer, puisqu'elle se lave les cheveux 6,4 fois par semaine (contre 4,4 pour une Américaine). Un record. Au pays du Soleil-Levant, le soin de la peau est presque une religion. Fortes de la sagesse orientale, les femmes d'Asie savent que le soleil est l'ennemi de leur peau de porcelaine, qui se ride moins vite que celle des Occidentales, mais dont le processus de pigmentation favorise l'apparition de taches.
En Chine et en Asie du Sud-Est, l'indispensable parapluie n'est pas un parapluie, c'est un outil intemporel et permanent, renforcé par une doublure opaque pour servir aussi d'ombrelle.
Mais comment se protéger quand on sillonne des villes polluées en deux-roues ? Loin de baisser les bras, Chinoises et Vietnamiennes rivalisent de créativité.
Au Vietnam, avant de monter sur un scooter, on se couvre le visage et le cou d'un foulard posé sur le nez puis noué derrière la tête, et l'on enfile de longs gants, si possible couleur chair, qui font la jointure avec la manche du T-shirt ; si l'on s'y prend bien, pas un centimètre de peau n'est exposé.
En Chine, il y a deux dispositifs possibles : l'ombrelle fixée au guidon par une hampe ad hoc, et le boléro léger, de coton blanc, à manches longues, très longues, qui recouvrent la main jusqu'aux doigts et que l'on enfile avant de monter sur son scooter. Les plus combatives ont les deux, ombrelle et boléro.
Celles-là se sont évidemment enduit le visage d'une crème blanchissante. Didier Saint-Léger n'aime pas ce mot, "blanchissante", il aimerait mieux qu'on dise "éclaircissante", mais c'est un combat d'arrière-garde. La folie du "whitening" règne sur le marché du produit de beauté en Asie, et même M. Saint-Léger, l'enthousiaste directeur du laboratoire de recherche de L'Oréal à Shanghaï, n'y changera rien : blanc est le maître mot.
Aussi loin que les experts peuvent faire remonter leurs souvenirs, être belle en Asie est synonyme de teint clair, pâle, blanc. Au Japon, le culte séculaire de la beauté blanche a même un nom, bihaku. En Chine, la révolution culturelle a eu beau bannir le maquillage et classer le rouge à lèvres dans la catégorie des instruments réactionnaires, elle n'a pas réussi à détruire le fantasme de la peau blanche dans la psyché féminine. "Si vous êtes blanche, vous êtes une princesse, si vous êtes foncée, vous êtes une travailleuse", résume Didier Saint-Léger.
La pâleur est aussi un signe extérieur de bien-être, tout comme le hâle donne bonne mine aux femmes blanches, ou "caucasiennes", selon l'appellation ethnique en vigueur en Asie, comme aux Etats-Unis. Mais si, pour une Européenne, acquérir un hâle est relativement simple, même avant l'arrivée des autobronzants, la question est plus ardue pour une Asiatique : comment devenir/rester pâle ? Longtemps, l'ingestion de poudre de perle a fourni la solution. Mais outre que l'on n'a pas toujours des perles à moudre, c'était une solution de riches. C'est la marque japonaise Shiseido qui, il y a un siècle, a révolutionné le bihaku en lançant la première lotion blanchissante, à base d'eau de peroxyde. Shiseido fut le précurseur d'un mouvement de masse porté dans les années 2000 par des centaines de millions de femmes, pour le plus grand bonheur des groupes internationaux de cosmétiques. Toutes les grandes marques, de Nivea à Lancôme, ont aujourd'hui leur gamme de produits blanchissants spécialement conçus pour le marché asiatique.
Les Japonaises, qui constituent le premier marché mondial en produits pour la peau, restent imbattables. Exigeantes et sophistiquées, ce sont elles qui lancent les tendances pour l'Asie et fournissent le fameux "benchmark" de groupes comme L'Oréal ou Procter & Gamble. Mais les Chinoises sont en train de rattraper le temps perdu. Le marché chinois des produits de beauté s'élevait en 2005 à 5,5 milliards de dollars, dont un tiers portait sur les produits blanchissants. Cette année-là, L'Oréal, qui avait déjà une unité de recherche au Japon, a ouvert son laboratoire à Shanghaï avec six personnes ; aujourd'hui, 75 chercheurs y travaillent sur la peau et le cheveu chinois, et Didier Saint-Léger peut y assouvir sa passion pour les UVA, les UVB, le PPD (Persistent Pigmentation Darkening) et le PPF (Pigmentation Prevention Factor). "En Chine, constate-t-il, les villes sont riches et les campagnes sont pauvres, mais l'attrait du blanc est le même partout." Cela fait, en effet, beaucoup de crèmes à vendre en perspective, surtout quand on sait que les Chinoises, méfiantes sur la qualité des produits locaux, préfèrent à 80 % les marques étrangères.
La vague des produits blanchissants a, bien sûr, ses critiques, en particulier en Afrique, où des fabricants sans scrupule ont fait des ravages avec des produits au mercure. Des études, au Canada et en Australie, ont dénoncé son caractère "néocolonial". Dans Pigmentation and Empire, Aminata Mire, de l'université de Toronto, accuse L'Oréal de "consolider", à travers ses publicités pour les produits blanchissants, "l'idéologie mondialisée de la suprématie blanche". Mais les consommatrices asiatiques votent avec leurs pieds, et leurs maris sont en passe de leur emboîter le pas : la prochaine révolution des crèmes blanchissantes sera masculine. Beiersdorf, qui produit la marque Nivea, a lancé en Inde cet été une ligne de produits blanchissants pour hommes. Procter & Gamble, qui préfère en Inde le terme fair ("clair") à celui de white, a fait vanter la crème Fair and Handsome, le pendant masculin de Fair and Lovely, par une mégastar de Bollywood, Shahrukh Khan. Un marché de 500 millions d'hommes, ça ne se néglige pas.