La jeunesse russe, sans repères
Conscients que l’avenir est plombé, les jeunes Russes vivent dans le moment présent, cherchent à s’enrichir par n’importe quel moyen et s’offrent de temps à autre une bouffée d’adrénaline avec une bonne cuite, un bon shoot ou un acte gratuit particulièrement dangereux.
11 février 2010. Des jeunes Russes lancent du toit verglacé d’un immeuble une de leur camarade sur un siège de fortune relié à un élastique. Après un suspense de quelques secondes ponctué de cris d’effroi, la jeune fille atterrit sur la neige dans un immense éclat de rire.
La vidéo de l’«exploit» filmée à l’aide d’un téléphone portable est publiée sur YouTube, histoire de faire partager leur émotion.
Quelque temps plus tard, d’autres jeunes jouent les funambules au-dessus d’une forêt sur une planche étroite placée entre deux pylônes à plusieurs dizaines de mètre d’altitude.
Ces vidéos ont interpellé de nombreux internautes qui se sont demandés les raisons qui peuvent pousser des jeunes à risquer leur vie pour rien. La réponse est à la fois cruelle et simple: par désespoir, parce qu’ils n’ont ni idéal ni avenir…
En Russie, les jeunes sont les principales victimes d’une politique qui a détruit le système de valeurs du régime communiste sans être en mesure de les remplacer. Le «culte du veau d’or» et tous ses avatars: capitalisme sauvage, relativisme, immoralisme, corruption généralisée se sont imposés sans difficulté à l’ensemble de la société, pourrissant la génération montante.
Lorsqu’on discute avec des Russes âgés de 15 à 25 ans, on est frappé par un mélange de cynisme, de cruauté et de désespérance qui les rend pathétiques.
Il faut dire que malgré toutes les belles déclarations dont nous ont abreuvé Vladimir Poutine et Dimitri Medvedev, les autorités russes n’ont pas pris le temps d’élaborer une politique de la jeunesse, laissant ce soin à des organisations comme Nachi, la jeunesse pro-Poutine, et autres mouvements qui les utilisent contre des espèces sonnantes et trébuchantes et la perspective d’un avenir «radieux».
La dégradation sanitaire de la jeunesse
L’an dernier, dans un rapport publié sur le site du parti Iabloko, Ivan Bolchakov, chargé de la section jeune, fait un constat très alarmiste sur l’état de la jeunesse vingt ans après la chute du régime communiste.
Tout d’abord le nombre de jeunes est en nette diminution: selon la fondation fédérale pour la protection sociale, ils n’étaient plus que 26,7 millions en 2008 contre 38 millions en 1995.
Cette baisse s’explique en partie par la situation sanitaire de la jeunesse. 75% des adolescents ont des maladies chroniques dès l’âge de 14 ans, le pourcentage de jeunes en mauvaise santé dans la population estudiantine atteint 90%.
Par ailleurs la jeunesse est touchée par les fléaux qui minent la société russe: l’alcoolisme et la toxicomanie. Chaque année, l’alcool tue 40.000 jeunes russes. Certes, les autorités ont tenté de faire quelque chose; la douma a voté une loi interdisant la vente de boissons alcoolisées y compris la bière aux mineurs de moins de seize ans. Mais cette initiative s’est heurtée à la corruption et à l’indifférence généralisée.
Dès le début des beaux jours, on rencontre dans les rues de la capitale des jeunes sirotant une canette de bière… Rares sont les commerçants qui s’intéressent l’âge de leurs clients: «Je ne peux pas demander leur passeport à tous les jeunes qui demandent de la bière, je n’en finirais pas, explique Vika, propriétaire d’une petite boutique de produits alimentaires dans le quartier Sokol. C’est aux parents de surveiller leurs enfants, pas à moi.»
Les jeunes Russes ne font pas que boire, ils consomment également de la drogue. Sur les six millions de toxicomanes que compte le pays, 80% sont âgés de 11 à 24 ans. La toxicomanie s’accompagne d’une progression du sida plus rapide que dans les autres pays du monde. Si les autorités ne prennent pas de mesures drastiques dans les dix ans à venir 5,5% de la population sera séropositive, assure Serge Elichov dans un article paru dans le journal Narodnaya Russkaya linia.
Baisse du niveau scolaire
L’éducation était orgueil de l’époque soviétique. Aujourd’hui, alors que, sur le papier, l’école est obligatoire, deux millions d’enfants ne fréquentent pas d’établissements scolaires et l’éducation tend à devenir l’apanage des classes aisées. La réforme imaginée par le ministre de l’Education nationale tendant à diminuer le nombre de matières obligatoires pour l’examen de fin d’études qui passent de onze à quatre va encore accentuer l’inégalité des chances entre les jeunes.
Par ailleurs, la situation dans les universités, y compris les plus prestigieuses, est catastrophique. «Dans l’enseignement supérieur tout s’achète et tout se vend (l’examen d’entrée , les examens de fin d’année et bien entendu le diplôme). C’est tout juste si la liste des prix n’est pas affichée dans le hall», commente Dacha, 18 ans, étudiante à l’institut des langues étrangères. Elle ajoute: «Certes dans tous les établissements il y a quelques places réservées aux jeunes particulièrement brillants et dont les parents ne peuvent pas payer, reste que leur nombre est en nette diminution et qu’à moins d’avoir été prix d’excellence pendant toute sa scolarité, on ne peut étudier gratuitement.»
Les jeunes entre apathie, cynisme et désespoir
Les enquêtes réalisées par les différents instituts de sondage aboutissent à des conclusions similaires. L’ensemble de la jeunesse est en proie à un profond malaise existentiel qui participe de la crise systémique qui affecte l’ensemble de la société russe.
Les 15-25 ans n’ont pas d’idéal, pas de système de valeur, ils sont cyniques et ne cachent pas que pour eux la fin justifie les moyens et les biens matériels sont plus importants que la liberté. Ils veulent de l’argent très vite et ne sont pas regardants sur les façons de s’en procurer. Trafics, vols, prostitution peu importe du moment qu’on peut acheter le dernier iPhone ou des vêtements de grande marque. Cette âpreté conditionne tous les grands choix, celui de la profession qui pour 60% des jeunes doit être lucrative avant d’être intéressante, celui du compagnon ou de la compagne… «Dans les années 1990, les étrangers avaient un succès fou en Russie, toutes les jeunes filles se jetaient sur eux. Maintenant, elles s’intéressent aux Russes, de préférence hommes d’affaires ou fonctionnaires», raconte Marc, un Français qui vit en Russie depuis plus de vingt ans.
Reste que ce consumérisme à tout crin qui caractérise la jeunesse russe, loin d’arrêter sa désocialisation, en accélère le processus. Certes les jeunes consomment, mais ils vivent en marge, ils ne participent pas à la vie de la cité et nourrissent la plus grande méfiance tant envers l’église que l’Etat et l’ensemble du monde politique.
Les jeunes sont baptisés, porte une petite croix par ce que c’est la mode, se disent orthodoxes mais ne respectent ni l’église en tant qu’institution ni le clergé. Le patriarcat a bien essayé de conquérir la génération montante allant jusqu’à conseiller aux prêtres d’aller apporter la «bonne parole» pendant les concerts de rock, mais ces efforts, loin de donner les résultats escomptés, ont augmenté l’opposition des jeunes, conscients de faire l’objet d’une tentative de récupération.
Quant à la défiance vis-à-vis des partis politiques, commune à bien des jeunes, elle s’explique par les mêmes raisons et ils ont sûrement des raisons d’être méfiants. Pour preuve les arguments utilisés par l’organisation pro-Kremlin Nachi pour embrigader les jeunes: «Aujourd’hui tu participes à une manifestation contre la corruption… Demain tu vas passer des vacances gratuites à Seliger (camps d’été de la jeunesse pro-Poutine) et tu peux même avoir une subvention pour un projet à condition qu’il s’inscrive dans l’idéologie antifasciste du Kremlin», peut-on lire sur le site de l’organisation.
Nathalie Ouvaroff