La tenaille du dégoût
Le billet de Jean-Claude Guillebaud dans le Sud-Ouest le 1°novembre 2009
C'est une consœur du service public, Françoise Degois, de France Inter, qui a eu le courage de ne pas mâcher ses mots au sujet de ce que nous vivons depuis quelques semaines. Évoquant jeudi matin le désarroi qui habite les Français, elle a usé d'un néologisme approprié : dégoûtcratie. Elle faisait référence, bien sûr, à l'avalanche de vilaines « affaires » qui occupe, jour après jour, l'actualité. Des sordides calculs - et trucages - du dossier Clearstream à la mise en examen de Jacques Chirac, en passant par l'embrouillamini concernant Julien Dray ou la condamnation de Charles Pasqua, la démocratie française donne le sentiment de s'envaser dans un marécage de prévarications et de barbouzeries diverses.
Quelles que soient leurs options politiques, les Français redécouvrent avec stupeur l'âpreté des luttes au sommet et le cynisme calculateur de ceux qui les gouvernent. On ironise, à l'étranger, sur notre « république bananière ». C'est de série policière qu'il faudrait parler, et des plus glauques. On objectera que tout cela n'est pas nouveau. Chacun se souvient du deuxième septennat de François Mitterrand, immergé tout entier dans « les années fric ». Aujourd'hui, cependant, le contexte historique rend cette kyrielle d'affaires bien plus désespérante.
Depuis une année, et du fait de la crise financière - ce « hold-up du siècle » -, c'est surtout le pouvoir économique et bancaire qui était mis en accusation. Face aux prébendes et spéculations de toutes sortes dont le « système » se rendait coupable, on s'était tourné vers l'État. À juste titre puisque, en dernier ressort, c'est lui qui est en charge du « bien commun » et de l'éthique démocratique. En obtenant le retour dudit État, on n'espérait pas seulement qu'il sauve in extremis le système bancaire, mais aussi qu'il réhabilite, disons, la « vertu ».
Or, nous réalisons, à travers les innombrables déballages judiciaires, que l'État n'est pas forcément vertueux lui non plus. Nous voilà donc pris entre deux feux. C'est ce qu'on pourrait appeler la tenaille du dégoût. Manœuvres spéculatives détestables d'un côté, cynisme du « pas vu pas pris » de l'autre : comment éviterons-nous la montée dans l'opinion d'une désespérance propice aux réactions populistes ? Cette lugubre « tenaille », notons-le, se met en place au moment même où une souffrance de type nouveau se répand dans le pays. Je pense au chômage qui continue - et continuera - de monter, mais aussi à la brutalité des relations sociales au sein des entreprises, aux suicides des salariés et au harcèlement moral induit par les nouvelles techniques de management.
Quelque chose ne tourne décidément pas rond dans notre pays. On serait tenté de dire qu'il y a le feu dans la maison. Un feu ou un vertige, en tout cas une impression de délabrement. C'est dans ce contexte qu'on a lu, en soupirant un peu plus, le dernier réquisitoire de la Cour des comptes, notamment le passage qui dénonce les gaspillages indécents ayant accompagné l'organisation, le 13 juillet 2008, du sommet de l'Union pour la Méditerranée. Un sommet hâtivement monté, organisé de façon brouillonne et, du même coup, extraordinairement coûteux pour les finances publiques : 16,6 millions pour la seule journée.
Les gaspillages pointés par la Cour des comptes sont tellement stupides qu'ils feraient sourire dans un autre contexte. Qu'on en juge : 91 000 euros de moquette, 650 000 euros de climatisation, un coût de l'unique dîner s'élevant, tous frais inclus, à 5 362 euros par personne. Soit, pour être précis, 310 euros par tête pour le repas proprement dit mais 1 million d'euros pour les « aménagements » liés au banquet réunissant 43 couverts. La Cour elle-même s'en offusque.
Si le peuple n'a pas de pain, disait Marie-Antoinette, qu'il mange de la brioche. On se souvient de la suite….