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Joan Baez : “J’ai un sérieux problème avec le patriotisme !”
Le 6 mars 2011 à 14h00
Joan Baez lors de la marche pour le travail et la liberté à Washington, le 28 août 1963. Photo: National Archives and Records Administration by licence CC
A un âge où l'on préfère souvent peaufiner la troisième édition de ses mémoires, Joan Baez fête son nouveau printemps par une grande tournée européenne. A l'été 2009, elle chantait au festival folk de Newport, lieu de ses grands débuts, cinquante ans plus tôt. Qui eût dit alors que cette jeune fille à la beauté farouche allait devenir star en enregistrant une grosse douzaine de vieilles chansons dans la salle de bal d'un hôtel new-yorkais, avec sa seule guitare ? Son ambition prit très tôt la forme d'une mission. Deuxième de trois sœurs (Mimi, la plus jeune, fit aussi une carrière musicale, plus brève), Joan vient d'une famille dont le père, Albert Baez, avant d'enseigner la physique, voulait être pasteur, tandis que la mère, « Big Joan », menait le foyer au régime austère des quakers. Joan avait une voix dont la puissance et la clarté frappaient chacun de ses auditeurs. Elle projetait une image d'innocence et de pureté qui ne tenait pas seulement à sa façon de donner aux traditionnels anglo-saxons l'éclat du neuf. Effrayée de sa brusque notoriété, elle ne sacrifia plus à ses feux que sous l'armure du militantisme. Inspirée par Martin Luther King, elle marcha pour les droits civiques des Noirs, manifesta contre la guerre au Vietnam... Elle crut trouver un frère de lutte en Bob Dylan mais leur idylle fut surtout une entraide musicale : elle le fit prince du folk, il lui renouvela son répertoire. Passé le temps du protest et de sa présence fortement symbolique à Woodstock, Joan Baez n'a plus cessé de porter sa voix sans pareille sur deux fronts : partout où l'appelait dans le monde une paix menacée (de Hanoi à Santiago, de Bratislava à Sarajevo) ; et dans des albums plus éclectiques qu'on ne le pense parfois, qui la virent interpréter Dylan (toujours) et Joyce, Ennio Morricone et Villa-Lobos, Leonard Cohen et Léo Ferré. Plus récemment, elle a trouvé en Steve Earle, dernier rebelle de la country, un compositeur dévoué à sa cause. Le goût de chanter sur scène ne l'a pas quittée : on ne peut quand même pas passer tout son temps à méditer dans les branches, même si l'arbre est juste au fond du jardin, dans un coin rêvé de la Californie. C'est de là-bas qu'elle nous répond, de cette voix un peu moins forte et moins limpide, mais chaleureuse et proche.
Newport 2009 aurait pu être l'occasion pour vous de boucler la boucle. Mais vous voilà de nouveau sur la route.
Vous savez, tant que la voix est là... Et puis l'envie de chanter, d'aller vers les gens. Le plaisir, tout simplement. Je pense bien sûr au moment où j'arrêterai, ce sera peut-être dans deux semaines, ou dans deux ans. Mais il y a toujours quelque chose d'un peu ridicule dans le fait d'annoncer sa « dernière tournée ».
Joan Baez en concert à Bonn, en mars 2007.
Quand vous donnez des concerts dans d'autres pays, comme vous allez le faire en France ce printemps, vous considérez-vous comme une chanteuse américaine ou une citoyenne du monde ?
Les deux. Mais depuis mes débuts, même quand je ne chantais pas encore à l'étranger, j'étais une citoyenne du monde. Je n'ai jamais eu la fibre patriotique. J'ai un sérieux problème avec le patriotisme ! (rires)
“L'événement, ce n'est pas tant qu'Obama
ait été élu. C'est qu'il tienne le coup.”
Avec l'élection de Barack Obama, ne se sent-on pas mieux dans la peau d'une chanteuse américaine ?
Barack Obama est un homme unique, intelligent, brillant orateur, charismatique. Et il se trouve qu'il est noir. J'avoue que c'est le genre d'espoir auquel je ne m'accrochais plus, de voir un homme de couleur à la Maison-Blanche. Mais l'événement, ce n'est pas tant qu'il ait été élu. C'est qu'il tienne le coup. Or on l'attaque de partout, comme vous le savez. Il y a les extrémistes du Tea Party, qui ne sont que des racistes. Mais pas seulement eux.
Il y a trois ans, vous écriviez une lettre ouverte au San Francisco Chronicle pour soutenir officiellement Obama dans la course à la présidence. Chose que vous n'aviez jamais faite auparavant. Que lui diriez-vous aujourd'hui ?
De se tirer vite fait de l'Afghanistan !
Comme vous l'avez fait jadis avec Lyndon Johnson, pendant la guerre du Vietnam, en 1964 ? Vous chantiez au cours d'un meeting...
... et je me suis même arrêtée de chanter pour m'adresser directement à lui. Le président Johnson était assis à quelques mètres de moi. J'ai laissé le choeur continuer, la chanson ne s'est pas interrompue mais moi, je lui parlais, en le regardant. Il s'est tourné vers son voisin pour lui dire quelque chose... Pour revenir à Obama, j'aimerais simplement lui dire de tenir bon, de ne pas se soucier d'être ou non réélu, de ne pas hésiter à prendre tous les risques.
Vous avez dit un jour que Barack Obama vous rappelait Martin Luther King.
Oui, dans l'éloquence, la clarté, l'engagement. Le pasteur King a eu sur moi une influence décisive. J'étais adolescente quand j'ai entendu pour la première fois un de ses discours. Ça a été un déclic formidable.
“Martin Luther King n'était pas un politicien
qui se baladait en voiture dans
la foule, il marchait avec elle, avec
les pauvres, les vieilles dames..”
Plus que de voir en concert Pete Seeger, le héraut folk des années 50 ?
Je ne les mettrais pas sur le même plan. Pete Seeger m'a fait réaliser qu'on pouvait monter sur scène avec juste une guitare et avoir un impact sur les gens, tout en restant proche d'eux, à leur hauteur. Son engagement était sincère mais ce que représentait le Dr. King était radicalement nouveau, son idéal de non-violence correspondait à ce que je ressentais profondément. Il était totalement en prise avec le monde réel. Ce n'était pas un politicien qui se baladait en voiture dans la foule, il marchait avec elle, avec les pauvres, les vieilles dames... Alors oui, Seeger m'a éveillée, il m'a donné un élan. Martin Luther King m'a transformée.
A l'âge de 16 ans, encore au lycée, vous avez accompli un premier acte de rébellion...
Il y a eu une alerte à la bombe, tout le monde devait aller se planquer dans les abris antiatomiques, et je suis restée seule dans la salle de classe. C'était un cours de français. En partant, le prof m'a dit, dans votre langue : « hmm, enfant terrible, hein ? »
Agissiez-vous ainsi par conviction ou par instinct ?
Les deux, je crois. C'était un peu effrayant. Mais le courage, ça n'a de sens que lorsqu'on connaît la peur. Après cet incident, on m'a traitée d'infiltrée communiste, j'étais mal vue, heureusement, ma famille et mes amis me protégeaient.
Vous rappelez-vous le moment où vous avez décidé de faire de la musique une carrière ?
Il n'y a pas eu ce moment. Jamais ! Je n'ai rien décidé du tout.
Quand vous avez commencé à chanter dans les cafés de Cambridge, votre répertoire se composait d'airs traditionnels, beaucoup de ballades anglaises ou écossaises datant de deux ou trois siècles. En quoi cela rejoignait-il votre conscience politique en éveil ?
Il n'y avait pas de rapport évident entre les deux. Ce répertoire était le bien commun de la scène folk. On chantait tous ces chansons parce qu'on les trouvait belles, qu'elles communiquaient des émotions simples et racontaient des histoires universelles d'amour et de peine, de vie et de mort. Mais j'ai vite compris qu'une chanson peut être « politique » sans paroles qui le soient explicitement. Cela m'a frappée quand j'ai connu David Harris [leader du mouvement anti-draft, incitant les jeunes Américains à refuser la conscription obligatoire qui les envoyait au Vietnam, NDLR] : il était fan de musique country, et il trouvait, par exemple dans les chansons de Johnny Cash, qui n'avaient rien d'ouvertement engagé, une résonance profonde avec le combat qu'il menait.
“Je n'ai jamais rien calculé. Les choses me
tombaient dessus. Je me sentais plus à
l'aise avec les militants pacifistes
qu'avec les pontes du music business.”
La gloire vous est tombée dessus dès votre premier album, en 1960. Avez-vous perçu à cette époque l'usage qu'on peut faire de la célébrité en dehors de la musique ?
Non, certainement pas. Je n'ai jamais rien calculé. Comme vous dites, les choses me tombaient dessus. Tout ce que je sais, c'est que je me sentais plus à l'aise avec les militants pacifistes qu'avec les pontes du music business. Je me suis retrouvée avec deux casquettes sur la tête... et il fallait bien les porter.
Star en 1961, disques d'or, enthousiasme de Time, etc. Et l'année suivante, vous envisagez de laisser tomber la musique !
J'avais besoin de prendre du recul et de me ressourcer. J'ai quitté la côte Est et arrêté les tournées pour me retirer en Californie, pendant un an. J'étais très jeune, 21 ans, rendez-vous compte ! J'avais une passion absolue de la vérité. Et tout ce cirque autour de la musique m'en éloignait.
On a du mal croire que vous aviez si peu confiance en votre pouvoir d'attraction.
Je n'avais pas une très haute idée de moi-même. Et puis, j'étais sujette au trac. C'était terrible. A chaque fois qu'il fallait monter sur scène, j'étais malade. Cela m'a poursuivie très longtemps.
Et cette image de madone du folk, de Vierge Marie, même, vous a-t-elle perturbée ?
Je dois dire qu'elle n'était pas si éloignée de la vérité ! Jeune, j'étais intransigeante, éprise d'absolu. Le monde était en noir et blanc. J'avais une forte notion du bien et du mal. J'étais persuadée que si je faisais le mal, j'irais en enfer !
Votre rencontre avec Bob Dylan a été forte et décisive. Mais peut-être plus encore votre rencontre avec ses chansons ?
Bob est entré dans ma vie à un moment crucial. D'autres que lui écrivaient des protest songs, certaines très efficaces à entonner dans une manif. Les siennes, on pouvait prendre un vrai plaisir à les chanter. Il a été le premier à imposer dans le genre un style personnel. Il était le meilleur, voilà tout. J'étais fière d'être son interprète.
Et vous l'avez aidé aussi, ce qu'il a fini par reconnaître. Plus tard, vous lui en avez voulu d'abandonner le registre politique pour des textes plus personnels.
Oui, sur le moment, j'étais comme tout le monde, je veux dire comme beaucoup de gens dans le milieu folk ou militant, qui lui reprochaient d'avoir trahi, de n'être plus des nôtres, etc. C'était idiot de réagir ainsi. Bob Dylan est un poète, un homme libre, et il avait juste à faire ce qu'il devait faire. Personne ne pouvait lui dicter sa conduite. Il a toujours été comme ça.
En 1968, au moment de votre mariage avec David Harris, vous l'avez complètement soutenu dans le mouvement anti-draft, au point de faire vous-même quelques séjours en prison.
C'est drôle, j'en parlais justement avec ma mère, l'autre jour. Quand on lit de véritables récits de captivité, on relativise sa propre expérience. En prison, je me retrouvais avec d'autres manifestants, tous blancs, et on veillait à bien nous laisser entre nous, sans contact avec les autres détenus. Or nous n'avions qu'une idée en tête : fraterniser avec eux, les Noirs en particulier, échanger un minimum, leur parler. Tout a été fait pour nous en empêcher.
En 1972, vous êtes allée au Vietnam du Nord et, pendant votre séjour à Hanoi, la région a été soumise à des bombardements intensifs par les B-52 de l'armée américaine. Vous êtes-vous dit : je pourrais mourir à cause d'une bombe américaine ?
Bien sûr. La mort, on y pensait forcément. La peur était omniprésente. En même temps, il y avait là une ironie du sort. Mais quand on prend une bombe sur la tête, qu'elle soit américaine ou autre, ça ne change pas grand-chose !
Autre expérience très particulière : en 1981, vous faites une tournée en Amérique du Sud, Chili, Brésil, Argentine, sans pouvoir donner le moindre concert. Vous avez même reçu des menaces de mort.
C'était vraiment un drôle de truc. On était accompagnés par une équipe de tournage et tout ça, toute cette folie a été filmée. Le documentaire qui en résulte est très fort, il l'aurait peut-être été moins si les concerts avaient eu lieu !
Mais c'est un cas où votre engagement politique a pris le pas sur la musique.
C'est vrai.
Alors que votre leitmotiv était de ne jamais sacrifier l'un à l'autre.
Eh bien, j'ai essayé !
En 1989, vous vous rendez à Bratislava pour manifester votre soutien à Vaclav Havel. Au cours d'un concert où vous prenez la parole, on vous coupe le micro. Vous continuez de chanter a cappella devant les quatre mille spectateurs. Est-il vrai que vous avez évité à Havel d'être arrêté ?
En lui faisant porter ma guitare, oui ! Depuis cette année-là, nous sommes restés très amis, et c'est un peu un gag entre nous : chaque fois que je vais là-bas pour fêter l'anniversaire de la révolution de velours, il porte ma guitare au moment où je monte sur scène !
Aujourd'hui, vous n'avez plus le trac au moment de monter sur scène ?
Non, c'est fini. Mais ne me demandez pas quand et comment exactement ça n'a plus été un problème. La thérapie m'a beaucoup aidée.
Est-ce sur scène que vous vous sentez le plus heureuse aujourd'hui ?
Cela dépend des moments. La maison d'où je vous parle à cet instant est un lieu qui m'est très cher, au milieu de la nature, des arbres et des fleurs. Aujourd'hui, le temps est magnifique à Woodside [en Californie, près de San Francisco, NDLR]. Cette maison est très simple, presque tout en bois de chêne, il y a juste une chambre d'amis et les gens qui viennent me voir se retrouvent souvent à dormir par terre. Au fond du jardin, j'ai aussi une cabane installée dans les branches d'un grand chêne. J'y vais souvent passer du temps, lire ou méditer.
Et votre mère, Big Joan, vit toujours avec vous ?
Oui, elle a 97 ans et se porte comme un charme. Ça m'ouvre de belles perspectives pour l'avenir !
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Propos recueillis par François Gorin
Télérama n° 3190
A voir
En tournée du 25 mars au 11 avril : Strasbourg, Paris (Grand Rex), Rennes, Bordeaux, Biarritz, Toulouse, Marseille, Grenoble, Clermont-Ferrand, Dijon.
A écouter
Day after tomorrow 1 CD Proper Records (son dernier album studio, 2008).
How sweet the sound Coffret 1 DVD + 1 CD, Razor & Tie (2009).